31 Décembre 2019
Pourquoi le mouvement social est il orphelin d'une voix politique à gauche?
J'enrage...pas vous?
Ci dessous le point de vue de l'éditorialiste du Monde , Françoise Fressoz
L’opposition à la réforme des retraites est l’apanage d’une base syndicale de plus en plus radicalisée mais privée d’exutoire politique et donc cornérisable à merci, explique, dans sa chronique, Françoise Fressoz, éditorialiste au « Monde ».
Chronique. La forte conflictualité autour de la réforme des retraites marque le retour de la question sociale. Par un de ces tours de passe-passe qui bousculent à intervalles réguliers l’agenda politique, les débats autour de l’immigration ou de la laïcité qu’Emmanuel Macron avait mis sur le devant de la scène en octobre 2019, comme s’il cherchait à anticiper un nouveau face-à-face avec Marine Le Pen en 2022, sont passés à la trappe. Seul domine le bras de fer entre le président et les syndicats, arbitré par une opinion publique qui, à la veille des fêtes, restait en soutien des grévistes par défiance envers Emmanuel Macron, crainte de perdre ses acquis sociaux ou incompréhension de la réforme.
Pour la gauche, le retour de la question sociale est une aubaine car il a pour effet de réactiver le clivage qui a longtemps structuré la vie politique : les sympathisants de droite soutiennent la réforme des retraites tandis que ceux de l’autre bord appuient les protestataires, avec, il est vrai, une intensité variable. Dans la dernière enquête IFOP, parue dans le Journal du dimanche le 22 décembre, le mouvement avait le « soutien » ou la « sympathie » de 90 % des sympathisants de La France insoumise (LFI). La proportion tombait à 66 % chez ceux du Parti socialiste et à 62 % chez ceux d’Europe Ecologie-Les Verts.
Chaque parti a joué sa carte
La première journée d’action interprofessionnelle du 5 décembre a sonné l’heure du réveil. Rassemblant un nombre élevé de manifestants (800 0000 dans toute la France, selon le ministère de l’intérieur) elle a, selon Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’IFOP, fait ressurgir une « France de gauche » qui avait été marginalisée lors de la mobilisation des « gilets jaunes ». La sur-représentation dans les cortèges de fonctionnaires et d’agents du public et, par contraste, la faible participation du secteur privé ont montré où se situait le vivier de la reconquête.
A partir de là, chaque parti de gauche a joué sa carte mais à ses risques et périls. Car, à ce jour, aucune démonstration flagrante n’a été fournie, accréditant l’idée d’une possible reconquête. Le mouvement social manque toujours d’une grande voix politique.
Le plus aphone est le Parti socialiste qui, pour favoriser l’union, n’a pas cherché à finasser. Il a rejeté la réforme en bloc. « C’était la condition pour retourner dans les cortèges sans se faire siffler », fait valoir Jean-Christophe Cambadélis, l’ancien premier secrétaire. Beaucoup de maires sortants, à l’instar de Martine Aubry, ont aussi considéré que ce positionnement était le bon pour tenter de remporter les élections municipales de mars 2020, mais le prix à payer est lourd : la social-démocratie poursuit son lent sabordage.
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Seule à défendre le système universel à points aux conditions de la CFDT – c’est-à-dire sans l’âge pivot –, Marisol Touraine, l’ancienne ministre des affaires sociales et de la santé de François Hollande apparaît complètement isolée. La direction du PS trouve, elle, beaucoup de vertus au maintien du système actuel, fondé sur 42 régimes y compris les plus spéciaux. Moyennant quoi Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, bataille seul pour tenter de défendre une réforme qui aurait pu être celle de la gauche réformiste. Pas étonnant que certains lui prêtent, à tort ou à raison, une ambition politique.
Jean-Luc Mélenchon se démultiplie, lui, pour tenter de récupérer la colère d’un secteur public politisé qui constitue depuis toujours son vivier électoral. Sur son blog, il analyse la protestation contre la réforme des retraites comme un « soulèvement contre le régime macronien », fustige la « folie néolibérale qui a pris le pouvoir en France », prédit que la prochaine présidentielle sera « une élection de crise politique ».
Mais le leader de la France insoumise n’a pas changé d’analyse. Contrairement aux autres, il refuse obstinément de rejouer l’union de la gauche pour mieux se concentrer sur son combat contre Marine Le Pen, la grande rivale, celle qui, comme lui, défend le retour à la retraite à 60 ans. La présidente du Rassemblement national a marqué un sérieux point lors du mouvement des « gilets jaunes ». Cette fois, Mélenchon compte prendre sa revanche en remobilisant un électorat qui lui est davantage acquis.
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Le Mélenchon de 2019 n’est cependant plus celui de 2017. De 19,58 % des suffrages exprimés à la présidentielle, le score de LFI est tombé à 6,31 % lors des dernières européennes. L’image du leader a été écornée par sa condamnation en correctionnelle pour intimidation et rébellion après la perquisition houleuse au siège de son parti, un an plus tôt. Ses accommodements avec l’islamo-gauchisme ont dérouté les défenseurs de la laïcité.
Comptant peu d’élus sur le territoire, son parti a, en outre, peu de chances de tirer parti des prochaines séquences électorales qui seront toutes locales (municipales en 2020, départementales et régionales en 2021). Dans les sondages pré-municipales, c’est Europe- Ecologie - Les Verts qui a le vent en poupe, moins porté par l’opposition à la réforme des retraites que par l’omniprésence de la question environnementale. Et pour les régionales, Marine Le Pen dispose d’un avantage décisif en termes d’implantation.
Un autre élément complique le calcul de « l’insoumis » : ses relations avec la CGT, de plus en plus gauchisante et en même temps crispée sur sa récente indépendance, restent difficiles, si bien qu’à aucun moment Jean-Luc Mélenchon n’a pu apparaître comme la voix naturelle du mouvement social. Cet échec donne une coloration particulière au mouvement qui s’est ouvert le 5 décembre : il est l’apanage d’une base syndicale de plus en plus radicalisée mais privée d’exutoire politique et donc cornérisable à merci. C’est la raison pour laquelle le gouvernement joue, sans état d’âme, la carte du pourrissement.