31 Octobre 2019
Sur Télérama.fr: José Guadalupe Posada, le graveur mexicain qui faisait danser les morts
Stéphane Jarno
Publié À la fin du XIXe siècle, ses squelettes goguenards ornaient les gazettes à trois sous dont les Mexicains raffolaient. José Guadalupe Posada, virtuose du burin, finit dans la fosse commune, mais ses saynètes et ses caricatures ont gagné l’éternité. Deux ouvrages, “Posada. Génie de la gravure”, de Laetitia Bianchi, et “Posada. Confession d’un squelette”, de Samuel Dégardin, célèbrent son œuvre.
Fin octobre au Mexique, le temps se fige. Du 31 octobre au 2 novembre, la fête des morts mobilise toute la population ou presque. Les familles se réunissent, dressent des autels domestiques ornés de fleurs, de photos et d’objets ayant appartenu aux chers disparus, visitent les cimetières et organisent des pique-niques sur les tombes. Classé depuis 2008 au patrimoine culturel de l’Unesco, el Día de muertos culmine depuis quelques années avec une manifestation géante sur le Zócalo, la plus grande place de Mexico, où les participants se griment en squelettes ou arborent des têtes de mort. Reines de la fête, les calaveras sont partout. Crânes souriants, squelettes hilares portant hauts-de-forme et canotiers, coquettes trépassées : ces joyeuses représentations de la mort inspirent chaque année une foule de bibelots, gadgets, bougies et confiseries vendus en magasins ou dans la rue. Derrière cette imagerie débordante de vie, des traditions ancestrales, mais aussi et surtout un artiste exceptionnel, José Guadalupe Posada (1852-1913).
Oublié après sa mort puis lentement réhabilité jusqu’à devenir un monument national, surtout depuis le centenaire de sa disparition, en 2013, le graveur reste encore peu connu à l’étranger. Particulièrement en France, où, à la fin des années 1930, André Breton et surtout Jean Charlot furent pourtant parmi les premiers à louer son talent. Une injustice que devrait réparer la sortie concomitante de deux ouvrages. L’homme, il est vrai, décourage les chercheurs. Si son œuvre est immense (plus de quinze mille gravures recensées !), de sa vie, en revanche, on ne sait pas grand-chose. Pas d’écrits connus, ni de correspondances, peu d’anecdotes, quelques témoignages. Deux photos à peine, où on le voit notamment devant son atelier, le regard sombre, le cheveu grisonnant, un homme fort sanglé dans un costume trois pièces, une montre de gousset sur sa bedaine naissante.
Ascendance indienne
Il faut être patient pour renouer les fils épars de cette tapisserie. Franco-mexicaine, Laetitia Bianchi, qui codirigea la défunte et remarquable revue Le Tigre, a passé quatre ans au Mexique pour se documenter sur le graveur. Somme et référence, son ouvrage Posada. Génie de la gravure fait le point sur les connaissances et balaie aussi quelques clichés. Si Posada est issu d’une famille modeste — père boulanger, mère au foyer — et d’ascendance indienne, il n’a rien de l’artisan mal dégrossi et peu cultivé que certains ont décrit. « À cause de ses origines, parce qu’il aimait représenter les métiers, les petites gens, les scènes du quotidien, explique Laetitia Bianchi, il a rapidement été catalogué “art populaire”, avec tout ce que cela suppose de condescendance en Occident quand il s’agit du Mexique et des Indiens. Jamais on ne se serait permis la même chose avec Hokusai ! »
Passé par l’Académie des arts et métiers d’Aguascalientes, la petite ville où il est né, qui héberge aujourd’hui le seul musée consacré à son œuvre, l’aspirant dessinateur apprend à maîtriser volumes et perspectives, s’initie à la gravure et étudie l’histoire de l’art occidental. Les caricatures de Daumier et de Grandville comptent parmi ses premières influences. Il travaille dans plusieurs ateliers avant de se mettre rapidement à son compte. Illustrations, étiquettes, affiches, publicités, cartes de visite, il grave et imprime à peu près tout.
Feuilles satiriques
Lorsqu’il s’installe à Mexico en 1888, sa réputation l’a précédé et un article paru dans une revue littéraire en vogue le présente déjà comme « le futur plus grand dessinateur et caricaturiste du Mexique ». Certainement conscient de la valeur de son travail, Posada est l’un des rares graveurs de l’époque à signer ses plaques. Promis aux honneurs et à l’aisance financière, il choisit pourtant une autre voie. S’il gagne sa vie en exécutant des travaux de commande, le graveur consacre l’essentiel de son temps et de son énergie aux canards satiriques, feuilles volantes et gazettes à trois sous qui fleurissent un peu partout. Faite à la va-vite, imprimée sur du mauvais papier, vendue à la sauvette et souvent lue à haute voix pour un public analphabète, cette littérature de colportage le fascine autant qu’elle l’inspire.
Sa rencontre, en 1889, avec le « Citizen Cane » de cette presse populaire, Antonio Vanegas Arroyo, est décisive. Bien que la photographie soit déjà couramment utilisée dans les journaux, ce dernier préfère les dessins, plus parlants, plus expressifs. Au contact du truculent et inventif éditeur, dont il illustre la plupart des articles, Posada lâche les chevaux. Contes pour enfants, recettes de cuisine, jeux, recueils de chansons, traités de sorcellerie, modèles de lettres ou de discours, crimes et faits divers, satire politique… les compères s’en donnent à cœur joie. L’émulation est mutuelle, comme si chacun voulait surtout épater l’autre. Ils brocardent aussi bien le pouvoir en place que les révolutionnaires zapatistes, l’arrogance des riches que les superstitions des pauvres, toujours à juste distance. Pour la première fois sans doute de sa carrière, Posada fait l’expérience de la liberté, et ce goût l’électrise.
Si Antonio Vanegas Arroyo fait de fréquents séjours en prison, le graveur, lui, n’est pas inquiété. La censure du très autoritaire président Porfirio Díaz ne prend guère les dessins au sérieux, surtout lorsqu’ils paraissent dans des feuilles de chou. En quelques années d’une collaboration frénétique, le sage virtuose du burin devient un fou de dessin, dont la puissance et l’imaginaire font exploser les codes en vigueur. La cadence de travail n’est pas non plus étrangère à cette métamorphose. Les gravures sont très mal rémunérées. Pour vivre de son art, Posada doit multiplier les tâches dans l’urgence. Il se rend fréquemment dans les rédactions avec, dans ses poches, burin et plaques de zinc pour graver à la demande !
“Avec lui le macabre n’est jamais morbide.” Laetitia Bianchi, autrice
« Très vite, il épure son style, explique Samuel Dégardin, auteur de Posada. Confession d’un squelette, une vraie fausse autobiographie. Exit le superflu, les fioritures. Il se concentre sur la composition, le mouvement et l’expressivité des personnages. Ses dessins ne sont plus juste des illustrations, tous racontent une histoire, expriment un point de vue : une démarche résolument moderne qu’adopteront des dessinateurs comme Topor, au siècle suivant. »
Depuis 1860, à l’occasion de la fête des morts, la presse mexicaine publie des calaveras literarias. Écrits en vers et agrémentés d’une illustration, ces petits articles humoristiques décrivent les derniers instants ou les confessions post-mortem d’une artiste en vue, d’un homme politique ou d’une corporation. Toujours pratiqué de nos jours par nos confrères mexicains, l’exercice, qui pointe les ridicules et les travers d’untel ou d’untel, vise surtout à faire sourire. Inspiré par ce sujet léger, le duo Arroyo-Posada s’en empare. Si les textes sont drôles et bien tournés, les images, elles, font sensation, circulent de main en main et sont abondamment réutilisées.
Avant-gardiste
Posada n’est certes pas le premier à représenter des squelettes, d’autres comme Manuel Manilla s’y sont essayés avant lui avec succès, mais il transcende littéralement le genre. Ses morts qui dansent, bâfrent, s’empoignent, se bousculent et rient à gorge déployée, toutes dents dehors, sont incroyablement vivants. Si, des pyramides précolombiennes aux danses macabres de l’Europe médiévale, la représentation de la mort n’est pas une idée nouvelle, Posada en révolutionne complètement l’esprit et devient « avant-gardiste tout seul », comme le dit joliment Laetitia Bianchi. « Ses calaveras n’ont rien d’effrayant ou de moralisateur, précise-t-elle. À la différence des vanités, elles n’invitent pas les lecteurs à se repentir, mais les exhortent au contraire au carpe diem, à jouir de la vie… même dans la mort. Posada parvient même à effacer la frontière qui les sépare. Avec lui le macabre n’est jamais morbide. » Le graveur réalise une centaine de pièces au total, qui constituent l’apogée de son œuvre.
La Catrina, ultime cavalera de José Guadalupe Posada (1912).
Son ultime création, la Calavera Catrina, un squelette de femme du monde coiffée d’un chapeau extravagant et couverte de breloques, paraît quelques mois après sa mort, en janvier 1913, et compte aujourd’hui parmi les figures les plus éminentes et populaires de la fête des morts. Miné par la perte de ses proches, d’incessants problèmes d’argent et les litres de tequila qu’il boit méthodiquement à chaque tournant d’année, le dessinateur s’éteint à 61 ans dans le dénuement et l’anonymat le plus complets. Si dans le pays tout le monde connaît ses gravures — qui seront utilisées longtemps après sa disparition et font aujourd’hui encore la joie des tatoueurs — peu savent qui en est l’auteur. Quant à toucher des droits… Sa dépouille est inhumée dans une fosse commune du Panteón de Dolores, le plus grand cimetière de Mexico. Il laisse une œuvre exceptionnelle, métissée d’influences diverses, profondément mexicaine et pourtant universelle, que le muraliste Diego Rivera comparait à celle de Goya. Une comédie humaine en quinze mille saynètes gravées dans la pierre ou le métal, dont le temps n’a altéré ni la force ni le sourire.
Les “cavaleras”, vanités joyeuses
Crânes et squelettes occupent depuis toujours une place de choix au Mexique. Héritières des rites précolombiens où ossements et têtes de mort étaient couramment utilisés et représentés, les calaveras portent aussi la marque de l’imagerie chrétienne (danses macabres, vanités) importée par les conquistadores. Un métissage étonnant, à l’image de la société mexicaine, où le culte du soleil et des sacrifices humains fait écho au Jugement dernier et à la peur de l’au-delà. Un brin anxiogènes, ces deux influences semblent pourtant s’être mutuellement neutralisées puisque, loin d’être cachée et sacralisée comme dans les pays occidentaux, la mort au Mexique offre un visage festif et familier dont les calaveras de Posada sont la plus parfaite expression.
Posada. Génie de la gravure, de Laetitia Bianchi, éd. L’Association, 336 p., 45 €.
Posada. Confession d’un squelette, de Samuel Dégardin, éd. Martin de Halleux, 95 p, 18 €.