10 Octobre 2019
Tribune. Le projet de transformation de la gare du Nord fait l’objet depuis quelques semaines d’une très vive polémique. Rappelons que la SNCF s’est associée avec Ceetrus, une filiale d’Auchan, qui apporte l’essentiel du financement, pour rénover la gare, tout en lui accolant un très grand paquebot comprenant des activités diverses (bureaux, loisirs) et 20 000 m2 de commerces, soit environ 4 fois la surface actuelle. Le tout pour la coquette somme de 600 millions d’euros (estimation actuelle…). S’agissant de la gare elle-même, le cœur du projet consiste à séparer les flux d’arrivée et de départ, pour les grandes lignes, le niveau des quais étant réservé aux arrivées, les départs se faisant à un niveau supérieur, ce qui entraîne la construction de grandes dalles, où les voyageurs patienteront au milieu des commerces, et de trois gigantesques passerelles permettant de redescendre vers les trains.
Un collectif d’historiens de l’art et du patrimoine, architectes, paysagistes, urbanistes (dont le signataire de ces lignes) s’est vivement élevé contre ce projet, soulignant la dégradation des parcours des voyageurs, les atteintes patrimoniales à la gare la plus emblématique du Paris du XIXe siècle et l’absence de perspective métropolitaine. Une pluie d’arguments a depuis lors été avancée pour défendre le projet. Ces arguments ne sont absolument pas convaincants.
Il y aurait urgence à lancer le projet, quels que soient ses défauts, pour qu’il soit achevé pour les Jeux olympiques. On comprend l’argument des délais, surtout quand on connaît la complexité administrative de tels projets. Mais qui peut vraiment croire que le titanesque projet actuel, avec la construction des trois immenses passerelles enjambant les voies (sans interruption de trafic…) et celle d’environ 80 000 m2 nouveaux dans un quartier encombré, sera prêt pour juin 2024 ?
Il y aurait urgence pour faire face à une augmentation de trafic. En réalité, l’essentiel du trafic nouveau attendu est celui de la banlieue, et il n’est pratiquement pas concerné par les investissements prévus. Une part minime des 600 millions ira en effet aux parcours de banlieue.
Le projet améliorerait le parcours des voyageurs. Affirmation étrange, pour le moins. Car si les voyageurs banlieue bénéficieront sans doute de quelques améliorations (de nouveaux escalators, des parcours clarifiés), les voyageurs TER seront privés d’accès directs aux quais, et les voyageurs TGV auront tous des parcours fortement allongés, des dénivelés à franchir, des délais accrus.
Le projet dynamiserait le développement du quartier. En réalité, et c’est un défaut majeur, le nouveau paquebot accolé à la gare est fermé sur le quartier, hormis sur sa façade sud.
Le projet remettrait en valeur le grand vaisseau à trois nefs construit par Hittorf, chef-d’œuvre de l’architecture métallique. Mais le beau travail envisagé par l’agence Valode et Pistre pour rénover la halle centrale est gâché par la présence massive des trois passerelles et par la construction de dalles au-dessus de la plate-forme dans les halles latérales.
Soyons clairs. Il ne s’agit pas d’une querelle entre professionnels. Les architectes ont fait au mieux avec les contraintes qui leur ont été fixées. C’est dans le cadrage du programme que le bât blesse. L’enchaînement est simple. Primo : le financement public doit être aussi proche de zéro que possible. Deuxio : comme dans un aéroport, il faut séparer les flux de départ et d’arrivée. Ce choix technique impose les fameuses passerelles et les dalles. Du même coup les coûts et la complexité explosent. Et pour financer le tout, on n’a plus d’autre choix que de faire grossir le pôle de commerce et d’activité au-delà du raisonnable. Voilà l’enchaînement technico-financier absurde qui amène à ce projet pharaonique.
Comme professionnel, mais d’abord comme citoyen, on est en droit de poser une question très simple : 600 millions, pour quelle valeur ajoutée au profit des voyageurs ? Au mieux nulle, et sans doute négative ! On nous dit : cet argent est surtout privé. Dont acte. Mais alors appelons les choses par leur nom. Ce n’est plus un projet de gare, c’est un projet immobilier et commercial.
Il n’est pas trop tard pour remettre cette affaire sur de bons rails, en réduisant des ambitions quantitatives démesurées pour redonner leur place aux ambitions de qualité. Car Guillaume Pepy et les défenseurs du projet ont évidemment raison sur un point central : la gare du Nord, porte de Paris à la fois vers l’Europe du Nord et les quartiers populaires du Grand Paris, mérite d’être sérieusement améliorée, embellie, réinventée. Il faut simplement oublier l’idée de transformer en aéroport une gare terminale historique située au cœur du Paris populaire.
Avec une somme beaucoup plus limitée, en renonçant à la séparation des flux, la réhabilitation des halles rendrait son lustre à la gare de Hittorf. Paris disposerait, à coût raisonnable et dans des délais crédibles, d’un lieu digne pour accueillir ses visiteurs. Et cela laisserait aux acteurs multiples, à commencer par la Ville, le temps de retravailler calmement, sans contrainte olympique, à la création d’un pôle de services et d’activités, vraiment ouvert sur le quartier, ses habitants, et surtout pensé dans une perspective métropolitaine. Car, au-delà des défauts propres au projet lui-même, c’est son caractère totalement autocentré, sans vision des impacts au-delà du périphérique, qui paraît le plus problématique.
Il n’est pas trop tard pour éviter un grand gaspillage qui risque fort de se transformer en grand gâchis.
Pierre Veltz ingénieur et sociologue, grand prix de l'urbanisme 2017