Le troisième volet du récit Grand Paris dans Le Monde.
Allix se rattrape un peu par rapport a son premier article. Celui-ci est plus travaillé, mais il manque l'éclairage sur le pilotage métropolitain indispensable. Si on continue la métropole des maires, des maires "autonomes" , on ne réussira jamais à maîtriser, orienter les logiques foncières et immobilières.
Surnagent les vœux pieux
Grand Paris : Quand la Métropole rêve de bureaux par milliers
Par Grégoire Allix
Les défis du Grand Paris 3/5. Les spécialistes de l’urbanisme francilien doutent d’un rééquilibrage entre l’est et l’ouest de la capitale.
C’est l’une des obsessions du Grand Paris en construction : il faut ré-é-qui-li-brer la métropole. L’équation est connue : les emplois sont à l’ouest, les habitants à l’est ; entre les deux, des transports en commun saturés, des routes congestionnées, bruit, stress, pollution et, pire que tout, une compétitivité menacée.
En irriguant la petite couronne, et notamment son croissant est, mal pourvu en centres économiques, le super-métro du Grand Paris est censé rendre ces banlieues enfin attractives pour les entreprises, transformer chaque gare en nouveau centre-ville doté de son quartier de bureaux, répartir enfin harmonieusement emplois et logements sur ce territoire tout en inégalités. CQFD.
Portés par cet espoir, les maires de communes jusque-là absentes de la carte des quartiers d’affaires se mettent à programmer des bureaux par milliers, promesse de rentrées fiscales. Le long de la future ligne 15 sud du Grand Paris Express, qui sera la première à entrer en service à partir de 2024, l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) a recensé pas moins de 1,7 million de mètres carrés de bureaux programmés autour des seize futures gares, à Bagneux (Hauts-de-Seine), Vitry-sur-Seine ou encore Villiers-sur-Marne (Val-de-Marne).
Ce bel optimisme se retrouve dans les appels à projets urbains innovants portés par la Métropole du Grand Paris. La première édition, dévoilée en octobre 2017, dissémine 650 000 mètres carrés de bureaux sur une cinquantaine de sites. Plus modeste, la seconde, dont les lauréats ont été présentés mercredi 19 juin, en ajoute 66 000 mètres carrés sur vingt et une communes…
« Un objectif illusoire »
Des mètres carrés encore bien virtuels. Car ce rééquilibrage laisse assez dubitatifs les spécialistes de l’urbanisme francilien. Dans une étude prospective sur le parc de bureaux à l’horizon 2030, présentée en avril, l’Observatoire régional de l’immobilier d’entreprise en Ile-de-France (ORIE) est venu doucher l’enthousiasme général. Sa conclusion : le Grand Paris va surtout entraîner « la massification des pôles existants ».
L’un des pilotes de l’étude, Alain Béchade, professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers, où il occupait la chaire d’économie immobilière, enfonce le clou : « L’amélioration de la mobilité va en fait amplifier la densification des zones de bureaux déjà constituées. On a pensé qu’on pourrait créer un pôle de bureaux autour de chaque gare du Grand Paris, tous les élus locaux pensent que leur ville sera la Défense du futur, mais c’est faux : il ne suffit pas de créer de l’offre pour générer de la demande, le rééquilibrage est-ouest est un objectif illusoire. »
« Il y a une attente très forte des maires, mais on surévalue la capacité de la gare à générer du développement », abonde Fouad Awada, le directeur général de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme (IAU) d’Ile-de-France. Qui poursuit :
« Le modèle de la gare comme centralité et l’impact du Grand Paris Express sur la localisation des emplois ne sont pas encore évidents, même si tout a été construit sur ce modèle. Les promoteurs ne s’y précipitent pas. »
Plus de 2 millions de mètres carrés en chantier
Selon l’ORIE, les outils digitaux, le salariat « nomade », le coworking ou bien encore le télétravail vont, paradoxalement, accentuer le grégarisme des salariés et des entreprises.
Les nouvelles lignes de métro faciliteront l’accès des travailleurs à ces centres d’affaires plus qu’elles n’inciteront les entreprises à changer de décor. Et à l’heure où de nombreux groupes ont du mal à recruter de jeunes diplômés, la centralité est considérée comme essentielle pour attirer les millennials. « On voit beaucoup de projets portés par une volonté politique plus que par une logique économique, mais à vouloir pousser artificiellement des pôles de bureaux émergents, on va vers des fiascos commerciaux », avertit M. Béchade.
LA MÉTROPOLE PARISIENNE AFFICHE LE PLUS VASTE PARC DE BUREAUX D’EUROPE : 45 MILLIONS DE MÈTRES CARRÉS
Les tendances récentes confirment cette analyse. La métropole parisienne affiche le plus vaste parc de bureaux d’Europe : 45 millions de mètres carrés. Les deux tiers de ces surfaces sont concentrées dans une trentaine de zones, dont les deux plus importantes écrasent toutes les autres : le quartier central des affaires, autour du 8e arrondissement de Paris (7,5 millions de mètres carrés), et le secteur de la Défense et ses alentours (4,7 millions de mètres carrés), dans les Hauts-de-Seine. Un pôle de 2,4 millions de mètres carrés au sud-ouest, autour d’Issy-les-Moulineaux et Boulogne, occupe la troisième marche du podium. A l’est, pas grand-chose.
Et l’équilibre n’est pas près de s’inverser : depuis 2016, la demande de bureaux par les entreprises à Paris et dans l’ouest de la Métropole représente les trois quarts du total.
Et si la construction de bureaux se maintient à des niveaux historiquement très élevés dans le Grand Paris, avec plus de 2 millions de mètres carrés en chantier au 31 mars selon le cabinet Deloitte, un peu plus de la moitié de ces futurs immeubles tertiaires se situent dans le département des Hauts-de-Seine… Plus globalement, « la demande est très concentrée sur les quartiers d’affaires établis », observe Renaud Roger, économiste urbaniste à l’IAU.
Victimes de la concentration
La prudence est d’autant plus de mise que le besoin en surfaces supplémentaires n’est pas illimité – il serait d’environ 300 000 mètres carrés par an en Ile-de-France, selon l’IAU.
La plupart des constructions de bureaux visent à doter des entreprises existantes de bâtiments neufs, adaptés aux exigences énergétiques actuelles et aux nouvelles organisations du travail, mais ne répondent pas à un besoin de surfaces supplémentaires.
Et, de plus en plus, ces nouveaux bâtiments sont construits à l’emplacement même où d’anciens, devenus obsolètes, sont détruits ou restructurés : la part de ces bureaux « recyclés » est passée de 28 % dans les années 1990 à 45 % depuis 2012, atteignant 400 000 mètres carrés chaque année. Une tendance qui ne favorise pas la création ex nihilo de centres d’affaires.
Cette concentration des pôles d’affaires fait déjà des victimes. Des zones de bureaux sont en souffrance, comme à Paris Nord 2 ou à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis) : loin de gagner des emplois, la moitié est de la Métropole se vide par endroits.
« On comptabilise 800 000 mètres carrés de bureaux abandonnés depuis plus de quatre ans, obsolètes par leur architecture et par leur localisation, que plus personne ne veut occuper ou restructurer : ce sont des zones où il n’y a plus de preneurs, pas de marché », analyse Renaud Roger. En grande couronne, le taux de vacance atteint 15 % sur certains pôles tertiaires.
Au total, selon l’ORIE, il y aurait 3 millions de mètres carrés de bureaux vacants dans la région… Ailleurs, comme à Ivry-sur-Seine ou autour d’Orly (Val-de-Marne), des projets sont à l’étude depuis des années, sans jamais sortir de terre.
SUR LA LIGNE 15 SUD, ON VOIT QUE LES PROJETS PRÉVOYANT LES PLUS FORTES PROPORTIONS DE BUREAUX SONT AUSSI LES MOINS AVANCÉS
Dans ce contexte, les centres secondaires appelés à se renforcer sont peu nombreux, et plutôt situés non loin de Paris : autour de Saint-Denis-Pleyel au nord, de Bercy-Charenton à l’est, de Massy ou d’Orly au sud… Des polarités atteignant 100 000 mètres carrés se sédimenteront ici ou là. Mais il y aura des déçus. D’ores et déjà, sur la ligne 15 sud, on voit que les projets prévoyant les plus fortes proportions de bureaux sont aussi les moins avancés, ceux où 90 % à 98 % de l’opération reste à bâtir…
Pour la directrice générale de l’Apur, Dominique Alba, on s’épuise à « construire un projet d’avenir avec les modèles d’hier ». La moitié des emplois dans Paris se situent en dehors des pôles tertiaires, disséminés dans la ville, à l’intérieur de chaque immeuble, souligne-t-elle.
« On peut avoir des emplois dans les communes de la Métropole sans construire des immeubles de bureaux, on ne peut pas dire qu’une ville n’est réussie que si elle fait son petit la Défense », insiste Mme Alba. L’Apur plaide pour un travail sur la mixité des usages dans les futurs quartiers de gare, pour des rez-de-chaussée alloués à des activités dans les immeubles d’habitation, pour des programmes hybrides capables de muter facilement du bureau au logement. Le chemin vers un rééquilibrage plus modeste, plus subtil, peut-être plus réaliste.