Les faits sont connus. Le 25 mars, à la Sorbonne, des activistes se réclamant de l’antiracisme (militants de la Ligue de défense noire africaine, de la Brigade antinégrophobie, etc.) ont bloqué l’accès à la représentation de la pièce Les Suppliantes, d’Eschyle, mise en scène dans le cadre du festival Les Dionysies par l’helléniste et homme de théâtre Philippe Brunet.
Cette grave agression est survenue après que le metteur en scène a été « interpellé » sur les réseaux sociaux, explique sur RT France Louis-Georges Tin, président honoraire du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), qui, employant un vocabulaire digne d’un tribunal ecclésiastique médiéval, assène : « Je ne mets pas en doute ses intentions, mais nous disons : l’erreur est humaine, la persévérance est diabolique. »
Au motif que les actrices qui interprètent les Danaïdes formant le chœur – des Egyptiennes dans la pièce – ont le visage grimé en sombre et portent des masques cuivrés, cela étant assimilé à la pratique du blackface, il accuse Philippe Brunet de « propagande afrophobe, colonialiste et raciste ». Il ajoute, dans son réquisitoire, qu’« il n’y a pas un bon et un mauvais blackface, de même qu’il n’y a pas un bon et un mauvais racisme. En revanche, il y a un blackface conscient et un blackfaceinconscient ».
Brûler « Othello » ?
L’Union nationale des étudiants de France (UNEF) n’est pas en reste, qui exige des excuses de l’université, en termes inquisitoriaux : « Dans un contexte de racisme omniprésent à l’échelle nationale dans notre pays, nos campus universitaires restent malheureusement perméables au reste de la société, perpétrant des schémas racistes en leur sein. »
Le 28 mars, après les réactions fermes de la Sorbonne, des ministères de l’enseignement supérieur et de la culture, ainsi que d’une partie de la presse, dénonçant une atteinte inacceptable à la liberté de création, les mêmes étudiants commissaires politiques ont « sécrété » un interminable communiqué, en forme de fatwa, exigeant réparation des « injures », entre autres sous forme d’un « colloque sur la question du blackface en France » : un programme de rééducation en somme, déjà réclamé par Louis-Georges Tin.
Aujourd’hui, Les Suppliantes,Exhibit B (une installation-performance de l’artiste sud-africain Brett Bailey), en 2014, mais souvenons-nous aussi du metteur en scène Romeo Castellucci, accusé à plusieurs reprises, depuis 2011, de blasphème par des activistes catholiques intégristes pour sa pièce Sur le concept de visage du fils de Dieu.
La logique de censure intégriste et identitaire est la même, comme le montre le registre de vocabulaire employé par ces juges autoproclamés du bien et du mal. A quand les autodafés ? Brûler Othello – pour le blackface d’Othello ? Rappelons-nous que l’Eglise, jadis, excommuniait les comédiens.
Laurence Olivier (Othello) et Frank Finlay (Iago), dans le film « Othello » (Stuart Burge, 1965). | The Ronald Grant Archive/Photononstop
Passeurs hospitaliers
« Le théâtre est le lieu de la métamorphose, pas le refuge des identités. » Philippe Brunet, en une phrase, exprime l’enjeu de cet art – de tout art : pouvoir se sentir être autre que « soi-même » – à travers des personnages, des histoires, et rejoindre ainsi toute l’humanité. « L’acteur, sur une scène, joue à être un autre, devant une réunion de gens qui jouent à le prendre pour un autre. »
Auteurs, metteurs en scène, acteurs, nous sommes des passeurs hospitaliers. C’est cela notre tâche, aujourd’hui comme hier. Entre hier et aujourd’hui ; entre ici et ailleurs. Et c’est un travail, exigeant, patient, engagé.
Tel Protée, « capable de prendre toutes les formes, de mimer à son gré, par la vivacité de ses mouvements, la fluidité de l’eau ou l’ardeur de la flamme, la férocité du lion, l’agressivité de la panthère ou les mouvements d’un arbre – et bien d’autres choses encore » (Lucien de Samosate), il nous faut œuvrer à transmettre à tous et à faire partager cette troublante expérience de transformation-création.
Une expérience, et une épreuve, à travers laquelle chacun d’entre nous, artistes comme spectateurs-lecteurs, peut apprendre ce que signifie « rien de ce qui est humain ne [lui] est étranger ». Aux antipodes du catéchisme de la société prétendument « inclusive » qui, en réalité, fixe et cloître chacun dans une « identité » d’appartenance et dicte aux uns et aux autres la place qu’ils ne doivent pas quitter.
Ne pas céder face à ces intimidations : telle est notre commune responsabilité aujourd’hui. Le moindre symptôme de servitude volontaire ne pardonnerait pas et serait fatal pour les artistes, donc pour les citoyens qu’ils servent.