14 Mars 2019
Eric Bergougnon, conservateur du Musée des musiques (MuPop) à Montluçon (Allier). / Marielsa NIELS/Hans Lucas/pour la Croix
Sur les rives du Cher, deux villes se regardent. L’une, tout en rondeur, encercle son centre médiéval de ses belles demeures XIX° et de boutiques devenues rares. L’autre, tracée à la règle, étend ses centres commerciaux flambant neufs et ses tours de couleur, vouées à la destruction prochaine. Opposées depuis des siècles, désormais réunies par un même destin. De chaque côté, Montluçon se vide.
Ici, les usines n’ont pas fermé d’un coup. Elles ont rétréci et se sont retirées lentement, durant trente ans. Sans grève mémorable malgré une forte empreinte communiste. Une fuite silencieuse, dont l’ampleur ne fut découverte qu’à la fin des années 1970 et congédia tout rêve de grandeur. De ce passé douloureux, il fut alors fait table rase. Et sur les hectares occupés par les industries, seuls quelques entrepôts témoignent de ce lointain âge d’or.
Au fond de l’un d’entre eux, éclairé par la lumière qui perce ses verrières envahies de lierre, le « bus Dunlop » exhibe encore sa carcasse bleue, où son nom se détache en lettres jaunes. Son immobilité tranche avec ses virées d’antan, quand il sillonnait la ville et ses environs pour apporter au géant du pneu son lot de main-d’œuvre. Il a été sauvé, comme les marteaux-pilons qui l’entourent, par deux visionnaires au début des années 1980. Professeur d’histoire, le grand-père d’Éric était l’un d’eux et à 56 ans, son petit-fils, spécialiste de l’histoire des sciences et technique, entend bien poursuivre son œuvre.
À Loos-en-Gohelle, des habitants reprennent leur destin en main
– « Il faut que des étudiants s’emparent des archives ! », s’anime-t-il, sa moustache grise soudain en mouvement. À la suite de ses aînés, il recueille la parole des témoins avant qu’ils disparaissent à leur tour. Car ce passionné de photographie le sait, « la vraie mort des gens, c’est quand on ne sait plus qui ils sont sur les vieux clichés ».
La rive droite de la ville de Montluçon (Allier). / Marielsa NIELS/Hans Lucas/pour la Croix
Intarissable sur l’histoire de Montluçon, Éric y est revenu en 2002 pour y créer le Mupop, un musée unique en Europe dédié aux musiques populaires. « Dans cette cité ouvrière, on travaillait dur et on s’amusait dur, explique-t-il. La musique et les bals y ont joué un rôle déterminant. » Autre héritage de ce passé industriel, le « caractère authentique, voire un peu rude de la ville » le touche, même s’il confie ne pas l’avoir reconnue à son retour tant elle était changée par des décennies de déclin.
À quelques rues de là, non loin du canal de Berry qui irriguait jadis le bassin industriel, Adrien a ouvert sa brasserie artisanale et bio il y a neuf ans. Lui aussi est arrivé ici dans les années 2000, parti de son Nord natal pour trouver du travail « n’importe où ». Monter son entreprise à cet endroit, il n’y songeait alors pas un instant, cherchant pendant un an à s’échapper de cette cité-dortoir.
Un rien bravache, il l’affirme pourtant : il ne quitterait plus « ce nouveau Berlin ». Cafés associatifs, concerts, découverte de la biodiversité, l’entrepreneur de 38 ans déroule la liste des sorties alentour, vante la qualité de vie et une liberté de travail, non négociable. « Vendre à des indépendants, suivre un procès de fabrication lent et biologique, sur tout cela, je ne transige pas », insiste-t-il, fier des prix qu’il vient tout juste de remporter au Salon de l’agriculture.
Mais à la place du précieux médaillon, c’est une vieille photographie qu’il rapporte de son bureau. Sur papier glacé un peu jauni, on y voit son entrepôt lorsqu’il était desservi par le chemin de fer et que la ville était encore un nœud ferroviaire. Ici, le train déchaîne les passions tant il symbolise l’abandon des pouvoirs publics. Depuis plusieurs décennies, le vieillissement et la fermeture des lignes découragent les initiatives et acculent les jeunes au départ. Souvent, rester n’est pas un choix non plus.
– « Les plus fragiles, ceux qui n’ont jamais connu d’ailleurs, sont paralysés par la peur »,s’indigne Claude, ancienne directrice d’école primaire à Bien Assis, l’un des quartiers prioritaires de la ville.
En 16 ans, elle a vu les classes diminuer de moitié, le chômage s’abattre sur des immeubles entiers, la pauvreté et les trafics abîmer les foyers. « Dispenser des connaissances ne suffisait pas, il fallait transmettre des valeurs, donner accès au sport et à la culture », raconte « l’institutrice aux cheveux rouges » qui fut, vingt ans durant, directrice du « Patro », le patronage laïc implanté depuis plus de cent ans à Montluçon. Désormais à la retraite, elle multiplie les projets, rejointe au fil du temps par d’anciennes élèves.
Certaines, comme Géraldine, en ont fait leur métier et une raison de rester dans cet endroit « qu’à l’adolescence, on trouvait tout ringard », sourit-elle. « Quand on voit tout ce que l’on peut apporter aux enfants au cours d’une semaine de colo… », insiste la trentenaire au visage de grande sœur, directrice du centre culturel de l’école Paul Lafargue. Parfois s’échapper quelques heures suffit à rehausser un quotidien un peu gris.
Samira, dont Claude a été aussi l’enseignante, habite toujours Bien Assis. « Mon quartier, j’y tiens », lance-t-elle d’emblée, avant d’avouer qu’elle n’a pas « le goût du changement ».
Adrien Blondel, dans sa brasserie, sur la rive gauche de la ville fabrique de la bière artisanale et biologique. / Marielsa NIELS/Hans Lucas/pour la Croix
Avec quelques autres mères de famille, elle a obtenu des financements pour une sortie au parc animalier d’Auvergne et compte bien monter un nouveau projet. « On voulait quelque chose qui parte de nous », explique la jeune femme, mélange de douceur et de détermination. Samira est venue du Maroc avec sa mère, il y a quarante ans, pour rejoindre son père, ouvrier dans une usine de maçonnerie. Aînée d’une fratrie de sept et mère de cinq enfants, elle aussi a vu les gens se replier.
À présent, « rares sont ceux qui travaillent » et c’est « presque chacun pour soi », confie-t-elle dans la salle informatique de l’école maternelle Desnos-Aimé, récemment vandalisée par des adolescents. L’un d’eux est son voisin. Samira, pourtant, refuse de désespérer. Au sein du conseil citoyen aussi, elle se bat. Demande que l’espace libéré par la destruction des tours désertées serve aux enfants, pour faire du roller ou de la prévention routière. Ou que des cours de vélo permettent aux habitants de profiter des pistes cyclables.
Elle, sort rarement du quartier mais se réjouit que sa fille aînée, âgée de 18 ans, s’en évade tous les jeudis soir. Au conservatoire situé sur cette rive, elle participe à l’atelier théâtre organisé par les Îlets, le centre dramatique, en lien avec les éducateurs des quartiers. « Ça lui plaît beaucoup », sourit Samira. « Que ces adolescents franchissent les portes du conservatoire est une première étape, explique Cécile, en charge de ce programme. La seconde, c’est qu’ils viennent aux Îlets assister à des spectacles. »
Un travail minutieux pour ancrer ce lieu de culture, dressé à l’emplacement des anciennes usines métallurgiques, et redonner fierté à son territoire. Sur sa grande scène, il arrive ainsi que des habitants jusque-là invisibles se dressent dans la lumière. Il y a deux ans, lors d’un temps fort sur les migrations, les voix de huit femmes réfugiées, originaires d’Irak, du Cambodge ou encore du Congo, ont fait résonner les chansons de leur pays devant une salle comble, où beaucoup pénétraient pour la première fois.
Pré-en-Pail, l’énergie contagieuse
Depuis, la chorale Arc-en-ciel, menée par Claire, musicienne et fondatrice de l’association Lilananda, a enregistré un disque et donné plusieurs concerts. « Que leur culture puisse être vue et admirée a rendu ces femmes si fortes et solidaires ! J’en étais émerveillée », se souvient-elle, regard pétillant et boucles libres. Native de Nantes, fille de professeurs de gymnastique, Claire a commencé à chanter à 30 ans, avant de rejoindre de multiples formations et de débarquer ici avec ses filles. « J’ai trouvé que c’était ma place », explique-t-elle.
Parle-t-elle du chant ou de la ville ? Des deux sans doute, tant les deux se mêlent dans la vie de cette femme haute en couleur qui assure : « dans des endroits de cette taille, on pourrait vraiment changer les choses ».