12 Mars 2019
Un effet territorial global: vers un nouvel âge de la métropolisation?
Parce qu'il bouscule la carte de l'Ile de France, et en propose une représentation à la fois plus intégrée, plus compacte et plus homogène autour de l'offre de transports, le Grand Paris Express pourrait paraitre en capacité de faire tabula rasa des tendances à l'œuvre au travers de la métropolisation. On entend par là, sur le plan géographique le processus qui en donnant la prééminence aux liens sur les lieux, accroît toujours davantage les interdépendances entre les territoires, tout en disloquant les ordonnancements historiques.
Le futur métro permettrait de réactiver une grille de lecture et des repères éprouvés avec ce que cela porte "d'espoirs" (le polycentrisme) et "d'épouvantails" (l'éviction sociale du centre vers la périphérie).
Portant, au vu des analyses esquissées précédemment, l'hypothèse la plus probable serait plutôt celle d'effets territoriaux qui s’insèrent dans la dynamique de métropolisation et qui viennent en accentuer les caractéristiques. Cette hypothèse est ici argumentée sur trois plans: la géographie structurelle de la région capitale, son organisation fonctionnelle et enfin sa géographie sociale.
Polycentrisme vs tectonique des plaques
Dès son annonce, le projet de métro du Grand Paris est apparu porteur d'une potentielle dynamique de polarisation démultipliée au travers des "pôles gares". Son succès politique a tenu en grande partie à sa puissance évocatrice: faire enfin advenir au sein d'une des agglomérations les plus mono centriques au monde, le modèle cher aux élus de banlieue, du polycentrisme.
Plus probablement, la structure de l'espace métropolitain est appelée à évoluer selon trois dynamiques combinées. Le métro devrait amplifier la tendance déjà à l'œuvre d'une amélioration de l'attractivité de l'est parisien et donc participer ainsi d'un certain rééquilibrage entre l'ouest et l'est. Cette tendance s'appuyerait sur l'émergence de quelques polarités urbaines majeures à l'est de la première couronne, dans des territoires qui combinent fort potentiel d'interconnexion et capacité de mutation foncière. On pense principalement aux secteurs de Pleyel à St Denis, du Bourget, de Noisy-Champs, de Bry-Villiers-Champigny et de Villejuif. Mais cette double dynamique ne remettra pas en cause l'existence d'un pôle prépondérant à l'ouest, dans le prolongement de Paris, entre La Défense, Issy les Moulineaux et Boulogne. Bien au contraire, toutes les simulations de trafic montrent que ce pôle bénéficiera de son accessibilité généralisée à l'ensemble de la zone dense métropolitaine.
On est donc loin d'une structure polycentrique équilibrée et plus globalement d'une organisation hiérarchique centre/périphérie en poupées russes. On peut plutôt penser que le métro viendra - au travers de l'articulation entre radiales et rocades - amplifier la structuration en " plaques territoriales " de l'espace métropolitain, telle qu'on peut l'observer dès à présent dans les secteurs les plus dynamiques, par exemple au nord entre Paris et Roissy, ou au sud ouest, entre Paris, Versailles, St Quentin et Saclay.
Davantage que des effets limités de valorisation/dévalorisation autour des pôles gares, c'est une dynamique évolutive de recomposition inter territoriale, telle une "tectonique des plaques" que devrait engendrer cette infrastructure singulière.
Villages dans la ville vs marchés métropolitains
Le métro du Grand Paris vise à homogénéiser les temps d’accès aux différentes aménités métropolitaines. Pour nombre de responsables politiques territoriaux, cela pourrait donc permettre à chacun de choisir son lieu de résidence au plus près de son lieu de travail (et inversement). Il s'agirait ainsi d'une infrastructure qui viendrait contrecarrer les processus métropolitains de spécialisation fonctionnelle des territoires. Autrement dit, elle viendrait prendre le contrepied de la dynamique métropolitaine observée dès les années quatre-vingt-dix en Ile de France avec le passage d'une "ségrégation associée à une ségrégation dissociée". On entend par là le passage d'une proximité entre usines et logement ouvrier (ségrégation associée) à une localisation des activités de services avancés à l’ouest tandis que le logement populaire reste à l’est (ségrégation dissociée)1. C'est une perspective de retour au fonctionnement "des villages dans la ville" qui s'annoncerait ainsi, bien en phase avec une certaine conception communaliste du développement métropolitain.
Cette perspective n'est guère crédible. En premier lieu, les possibilités de choix offerts par cette infrastructure ne feront pas disparaître les contraintes liées aux mutations sociales contemporaines, que l'on pense à la complexité des arbitrages résidentiels au sein des ménages de deux actifs ou à la sophistication des appariements offre/demande sur le marché du travail. Mais surtout, on a vu précédemment l'extrême hétérogénéité des logiques spatiales et temporelles des acteurs. Certes, les ménages comme les entreprises vont voir leurs choix de localisation s'élargir, mais de façon asynchrone et selon des configurations spatiales différentes. Autrement dit, le Grand Paris Express - en ouvrant les possibilités de choix de chaque agent économique - va accélérer l'intégration à l'échelle métropolitaine de chaque marché (logement, emploi...). Mais ces différents marchés seront encore davantage spatialement dissociés les uns des autres.
C'est donc là encore à une accentuation des dynamiques de métropolisation que pourrait contribuer le Grand Paris Express.
Ségrégation centrifuge vs fractalisation
Chacun connait la lecture classique de l’impact d’une infrastructure sur le marché foncier et immobilier : l’infrastructure apporte un regain d’attractivité à des territoires enclavés et mécaniquement renchérit les prix du foncier et de l’immobilier. De là découle l'hypothèse largement répandue que, situé en lisière de zone dense, le nouveau métro peut contribuer à accentuer le processus d'embourgeoisement de celle-ci et entraîner une éviction "centrifuge" des ménages modestes, les conduisant à s’installer toujours plus loin en deuxième voire troisième couronne.
Comme on l'a vu précédemment, cette hypothèse est discutable en regard des effets directs probables du Grand Paris Express. Il n'est pas certain que le renchérissement foncier et immobilier se joue systématiquement selon un gradient dégressif autour des gares. L'effet réseau peut induire des dynamiques de valorisation d'opportunités foncières dans des secteurs dont l'attractivité sera accrue sans pour autant se situer dans les périmètres à proximité immédiate des gares. A l'inverse, il faut rappeler que quarante quatre gares sur les soixante huit du réseau Grand Paris Express se situent au sein ou à proximité immédiate de quartiers d'habitat social relevant de dispositifs de la politique de la ville. Or l'expérience montre que même en cas de mutation du contexte, ou lorsqu'ils font l'objet de programmes volontaristes de renouvellement urbain, ces quartiers résistent fortement au changement social2. Le poids de ces quartiers et leur statut public est une donnée majeure qui relativise singulièrement les raisonnements généraux sur les effets de "gentrification".
Mais au-delà des effets potentiels du futur métro, on doit souligner que la structuration en « couronnes » n’est pas nécessairement la plus pertinente pour rendre compte des phénomènes de ségrégation dans la métropole, au-delà des dynamiques observés sur Paris intra muros3. Ainsi la distinction sociale classique entre l'est et l'ouest de l'Ile de France ne relève pas de l’organisation en couronnes.
Et surtout, quelle que soit la couronne, les dynamiques contemporaines mettent plutôt en évidence des logiques de fractalisation : de vastes poches de pauvreté peuvent cohabiter avec des espaces dits gentrifiés4Cette fractalisation est pour partie liée aux caractéristiques du marché du logement (avec notamment la permanence, évoquée précédemment, de grands quartiers de logement social au cœur de la zone dense) et pour partie liées aux stratégies des ménages qui optimisent leur localisation sous la contrainte du marché.
Par l’effet réseau, le Grand Paris Express stimule cette logique de fragmentation sociale de l'espace métropolitain, à la fois parce qu’il contribue à rendre attractifs des espaces non directement situés à proximité du nouveau métro, et parce qu’il ouvre des marges de choix aux ménages.
Ces quelques illustrations tendent à montrer que, loin de contrecarrer les dynamiques de métropolisation, le Grand Paris Express va probablement les amplifier. A cela, rien d'étonnant. Plus qu'un statut ou une strate de villes, la métropole désigne un changement de régime urbain et la montée en puissance d'un fonctionnement de plus en plus "systémique"5. Or, comme on a tenté de le démontrer ici, les effets territoriaux du Grand Paris Express relèvent moins de la mise en accessibilité ou de la desserte que de la mise en systèmes des territoires.
C'est donc d'un nouvel âge de la métropolisation dont est porteuse cette infrastructure systémique.
Intérêts et limites de la méthode de scénarisation
Au final, que retenir de cette méthode prospective qui s’appuie fondamentalement sur les dires d’acteurs et articule approches spatiale et temporelle autour de différentes enjeux sectoriels (habitat, foncier économie..)? Et surtout, quelle valeur lui accorder par rapport aux méthodes économétriques qui modélisent les impacts d’une infrastructure nouvelle dans un territoire ?
Elle présente deux limites fondamentales et trois intérêts majeurs.
La première limite est celle de l’objectivation. Il est certain qu’avec cette méthode, on n’atteint pas à l’objectivité que peuvent apporter des modélisations chiffrées, même si elles intègrent de nombreuses -et larges- marges d’incertitude. L’effet du chiffre est en effet considérablement plus fort, en ce sens qu’il apporte un plan de justification aux opérateurs, servent à convaincre les investisseurs, à mobiliser les acteurs publics et à emporter l’adhésion du public des futurs usagers. La modélisation, au-delà de toute la rigueur qui la structure, est un instrument d’alignement des parties prenantes, un levier de mobilisation. A l’inverse, pourrait-on dire, la scénarisation, fondée sur les dires d’acteurs, insiste sur leur hétérogénéité en soulignant la singularité des logiques de chaque partie prenante dans les différents marchés métropolitains. Ceci ne signifie pas que la scénarisation ne propose pas une méthode d’objectivation, mais celle-ci ne procède pas de la même logique que celle que la modélisation mobilise. La scénarisation introduit la complexité et l’hétérogénéité des trajectoires urbaines. Elle ouvre et interpelle l’espace des possibles. La modélisation se situe dans l’ordre de la tendance moyenne (voilà se qui peut se passer), et aboutit à des scénarios de résultats en raison des variables et des paramètres d’entrée, la scénarisation vise à donner à voir des processus, en se fondant sur l’hypothèse centrale que c’est le processus qu’il engendre qui produit les résultats, bien plus que l’objet lui-même.
La deuxième limite est celle de la reproductibilité, tant de la méthode elle-même que de ses résultats. L’approche modélisatrice tend à être généralisable: les modèles évoluent, se sophistiques, intègrent de nouvelles données et au final s’enrichissent mutuellement de chaque nouveau contexte où ils s’appliquent. Ce processus que l’on pourrait qualifier de capitalisation situe la construction de modèles clairement du côté de la démarche scientifique au sens classique, dont les résultats sont vérifiables (ou falsifiables6) et la méthode reproductible. Ces résultats doivent pouvoir s’apprécier indépendamment du contexte. C’est leur caractère de reproductibilité même qui en fait la valeur scientifique. La méthode de scénarisation est essentiellement contextuelle. Elle se situe clairement du côté de la sociologie interactionniste plutôt que de celui de l’économétrie. En suivant le chemin ouvert par Howard Becker7, entre autres, la scénarisation affirme que la méthode d’analyse ne peut être dissociée du contexte dans lequel elle est employée. La valeur des résultats réside dans la qualité du schéma de compréhension des interactions entre les logiques des partie-prenantes, dans le contexte particulier qu’elle entend décrire. En ce sens, les résultats obtenus ne peuvent pas être étendus à d’autres situations que celle qu’elle aborde. Tout au plus, les propositions de résultats qu’elle avance peuvent-elles servir d’hypothèses à d’autres approches contextuelles. Sans nier les récurrences, les similitudes et les résonnances d’une situation à l’autre, elle met en avant l’irréductible singularité de chaque contexte étudié.
De façon symétrique, la méthode de scénarisation comporte trois intérêts majeurs.
Le premier est celui, justement, de la contextualisation. Ainsi, dans le cas qui nous préoccupe, la scénarisation souligne les trois différences fondamentales entre le métro du Grand Paris et la plupart des cas analysés par les modèles macro économique des effets d’une infrastructure nouvelle. Rappelons-les brièvement : une infrastructure en couronne là où la plupart des cas étudiés portent sur des infrastructures en radiale ; une infrastructure qui intervient dans un territoire dense et déjà desservi alors que la plupart des cas étudiés portent sur des territoires rendus accessibles par la nouvelle infrastructure ; une infrastructure qui construit un réseau qui multiplie les connexions possibles, quand la plupart des cas étudiés portent sur des infrastructures linéaires.
Le deuxième consiste à proposer une lecture évolutive des attentes et des anticipations des parties prenantes en insistant sur les congruences entre le tracé et le phasage du chantier d’une part et les stratégies des acteurs d’autre part. Ici, la méthode repose sur l’hypothèse d’une évolution du comportement et des stratégies des parties prenantes en fonction de l’avancée du chantier et de l’évolution du contexte (notamment celui du marché du logement et des bureaux). C’est ce qui permet de montrer que la réalisation du métro n’est pas une trajectoire linéaire et purement balistique, mais que celle-ci peut interagir avec ce qui se passe dans l’environnement.
Le troisième intérêt réside dans la lecture des dynamiques métropolitaines et leur incidence sur la structure sociale et économique de l’espace métropolitain. Sans démentir totalement l’horizon polycentrique porté par une part majoritaire des acteurs politiques et techniques métropolitains, la scénarisation relativise l’effet levier du métro sur le surgissement de pôles susceptibles de faire équilibre à la structuration préexistante de la région parisienne. De la même façon, la scénarisation invite à s’interroger sur les lectures trop simplificatrices de la « gentrification » en montrant que, notamment en raison de la localisation de l’habitat social, les effets sociaux du GPE peuvent provoquer autant de fractalisation (micro processus de ségrégation) que de redistribution des cartes sociales entre les grandes catégories franciliennes (Est et Ouest, petite et grande couronne). Ce n’est d’ailleurs pas le moindre intérêt de cette approche que de contribuer à questionner une conception historique de l’organisation sociale et économique de l’espace métropolitain, en montrant combien la lecture « concentrique » est depuis longtemps perturbée à la fois par des logiques radiales et des singularités locales.
Au final, la méthode de scénarisation apparaît comme un complément nécessaire des approches économétriques. Plutôt que la fin, elle indique des processus ; plutôt que des probabilités, elle propose un itinéraire possible ; plutôt que des résultats directs et mesurables, elle souligne l’importance des comportements des acteurs ; plutôt que des impacts massifs et directs, elle tente de montrer comment les effets du GPE peuvent se diffuser de manière complexe dans le tissu métropolitain.
Le grand défaut de cette méthode est qu’elle ne propose pas de vision finale et optimisée du tracé, mais cela est peut-être illusoire dans la réalité de l’action publique, et qu’elle ne fait que suggérer des orientations pour les programmes d’accompagnement. En revanche, elle propose un décryptage en situation des « effets papillons » de ce grand projet. En ce sens, il faut la prendre plus comme un outil de pilotage qu’un outil de programmation. Un mode d’emploi des stratégies d’acteurs et de leurs impacts territoriaux face à une opération de cette ampleur. Loin d’entrer en concurrence avec les modèles sophistiqués d’impact des infrastructures de mobilité, elle vient les compléter en apportant une lecture possible des interactions entre le projet et un système métropolitain lui-même en constante évolutio
1F. Damette et P. Beckouche 1992) Le système productif dans l'espace parisien. Le renversement fonctionnel . Espaces et Sociétés n° 67.
2cf notamment "Regards croisés sur l'évaluation de la rénovation urbaine". La Documentation Française. 2014.
3cf les débats relatifs à la "gentrification" de Paris, notamment C.Giraud " Paris gentrifié: les élites contre le peuple?". https://www.metropolitiques.eu/Paris-gentrifie-les-elites-contre.html
4 Voir par exemple les analyses sur les formes différenciées de ségrégation scolaire notamment à Montreuil, in Van Zanten, Agnès, 2008, Choisir son école, stratégies familiales et médiations locales, Paris, PUF
5sur cette notion de "système métropolitain" cf les travaux menés dans le cadre de l'Atelier International du Grand Paris avec C. de Portzamparc et notamment autour du concept de "rhizomes".
6 Popper, Karl, 1973, La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot.
7 Becker Howard, 2002, Les ficelles du métier, Paris, la Découverte.