Spécialiste de Mai 68 (1), à l’écoute des mouvements sociaux contemporains, l’historienne Ludivine Bantigny explique pourquoi la mobilisation des gilets jaunes est un événement inédit. Pour elle, l’avenir de ce mouvement qui fait face à une répression historique dépendra de la posture des syndicats.

Comment analysez-vous la journée de samedi ?

Je suis frappée par le changement de paradigme policier : 2 000 interpellations, plus de 1 700 gardes à vue, c’est considérable, du jamais vu : en 1968 par exemple, lors de la nuit des barricades [le 10 mai, ndlr] il n’y avait pas eu plus de 300 arrestations. Et jamais de manière préventive, comme ça a été le cas samedi, ce qui pose un problème démocratique. Depuis dix jours, la répression est historique. Plus que tout, les images très choquantes des lycéens de Mantes-la-Jolie, à genoux et mains sur la tête, ont sans doute représenté un tournant dans l’événement que nous vivons. Il faut se garder de plaquer Mai 68 sur les événements actuels, mais en 1968 aussi, les images de jeunes manifestants matraqués au sol, dès les premiers jours de mai, avaient nourri l’indignation. Aujourd’hui, si la répression est impitoyable dans les lycées, c’est que les gouvernants savent, depuis 68, que lorsque la jeunesse est dans la rue, le pouvoir est en danger.

Et du côté de la violence des manifestants ?

Un nouveau rapport de force s’est instauré. Il y a toujours, bien sûr, des gilets jaunes qui pensent que la violence et les casseurs sont intolérables. Mais on en entend d’autres dire que si, à titre personnel, ils sont contre la violence, ils estiment désormais qu’il faut en passer par là, comme dans toute révolte. La violence serait nécessaire : la preuve, le gouvernement a commencé à bouger à la suite des heurts aux Champs-Elysées. A côté de la violence totalement assumée des Black Blocs, il y a une part de violence spontanée. En 1968 aussi, beaucoup de gens descendaient dans la rue sans jamais avoir eu la volonté d’en découdre… et finalement ramassaient des pavés pour les lancer. Cela vient aussi de la pression offensive exercée par les forces de l’ordre. On apprend sur le tas, y compris la violence. C’est exactement ce qui fonde l’événement historique : les individus font des choses qu’ils n’auraient jamais imaginé faire deux semaines plus tôt.

Le gouvernement va-t-il pouvoir reprendre le contrôle ?

Le pouvoir panique, on le voit dans ses hésitations, dans ses moratoires de taxes qui deviennent des annulations pures et simples, dans son attentisme, au début du conflit. Or, quand un événement surgit, il n’y a rien de plus catastrophique que l’attentisme pour un pouvoir. L’événement, au contraire, accélère. Plus le pouvoir attend, plus les mécontents se mobilisent, plus ils sont déterminés, plus ils échangent et se disent que la taxe sur les carburants est loin d’être le seul de leurs problèmes, que la retirer ne sera jamais suffisant. Tout dépendra maintenant de l’attitude des syndicats. Vont-ils prendre le relais des manifestations et des occupations de ronds-points en encourageant les grèves ? Sans relais syndical sur les lieux de travail, les manifestations du samedi vont sans doute s’épuiser.

Quoi qu’il advienne, vous parlez déjà d’un «événement historique».

Qu’est-ce qu’un événement ? C’est une surprise, le surgissement de l’inédit, qui, dans le même temps, naît de causes qu’on pouvait percevoir. Ces derniers temps, des mobilisations - massives et déterminées comme celle contre les lois travail, ou plus dispersées, dans les universités et les entreprises et bien sûr la longue grève des cheminots - préfiguraient cette colère. Les gilets jaunes en sont le prolongement tout en représentant une vraie rupture. Comme en 68, comme dans tout événement, nous vivons l’accélération du temps, sa très forte politisation. Chacun se sent soudainement légitime à parler, à faire de la politique - les femmes aussi, et on mesure le chemin parcouru depuis les événements de Mai ! Le mouvement, très divers, est bien sûr difficile à saisir dans l’immédiat : nous sommes face à des tâtonnements, des bifurcations possibles. Il est impossible d’en balayer les contradictions. C’est vrai, des gilets jaunes font preuve de sexisme, de racisme, d’homophobie. Des actes inadmissibles ont été commis, comme livrer des migrants à la police. Mais on a tellement pointé ces faits, au début du mouvement, que ça a eu tendance à écraser les revendications politiques : refonte de la fiscalité, hausse des salaires et des minima sociaux, davantage de services publics dans les territoires, mais aussi une démocratie plus directe… Sur les Champs, le 1er décembre, un manifestant a tagué : «Beau comme une insurrection impure.» C’est vrai, il n’y a pas de pureté de l’événement. Et le mouvement des gilets jaunes a les bords beaucoup moins tranchants que celui de 68 où toutes les gauches, des réformistes aux révolutionnaires, soutenaient la mobilisation, alors que les conservateurs la craignaient et défilaient le 30 mai sur les Champs.

(1) Auteure de 1968 : de grands soirs en petits matins, Seuil, 2018.