Pour les géographes Daniel Behar et Aurélien Delpirou, la diversité des profils au sein des « gilets jaunes » oblige à sortir du concept de « France périphérique »
Lors de leur troisième journée de protestation, samedi 1er décembre, les « gilets jaunes » ont rassemblé quelque 136 000 personnes dans toute la France. Alors que la mobilisation s’essouffle, la contestation a pris en plusieurs endroits un tour violent et presque insurrectionnel : à Paris, bien sûr, en raison de l’infiltration de nombreux casseurs, mais aussi à Toulouse, Bordeaux, Nice ou Strasbourg, métropoles régionales parmi les plus dynamiques du pays, et jusqu’au Puy-en-Velay, fief de Laurent Wauquiez, président du principal parti d’opposition (LR), qui a bénéficié comme aucune autre ville moyenne des dispositifs d’action publique territoriale depuis une quinzaine d’années.
Dans ce contexte de tension extrême, le gouvernement semble encore hésiter, au-delà de la fermeté affichée quant aux enjeux sécuritaires, sur la nature des réponses politiques à apporter. Depuis trois semaines, les interprétations se suivent et se ressemblent. L’irruption des « gilets jaunes » aurait consacré, de manière presque définitive, le succès d’une représentation déjà bien établie dans les champs politique et médiatique : celle d’une France coupée en deux entre métropoles dynamiques intégrées dans la mondialisation et territoires « périphériques » laissés pour compte. La contestation en cours serait l’expression d’une colère, sinon d’une revanche, des seconds à l’égard des premiers.
Pourtant, les chercheurs et experts en sciences sociales, dans leur diversité d’approches, de profils et de disciplines (sociologie, économie, géographie), contestent radicalement cette lecture binaire de la France contemporaine. Sur la base de nombreuses enquêtes et observations, deux idées fortes font l’objet d’un consensus scientifique : d’une part, si les inégalités progressent, leurs logiques sont de plus en plus complexes et leurs échelles de plus en plus fines ; de l’autre, elles ne sauraient se réduire à une distinction radicale entre ceux qui regarderaient le monde de quelque part (somewhere) ou de nulle part (nowhere).
Et de fait, les premières enquêtes sur les « gilets jaunes » soulignent la diversité de leurs profils socio-professionnels, ainsi que la multiplicité de leurs espaces de vie (résidence, études, travail, loisirs), dont l’automobile est bien souvent la seule à permettre l’interconnexion. Peu importe qu’ils soient définis comme « urbains des villes petites et moyennes », « périurbains » ou « ruraux » – d’ailleurs, eux-mêmes ne se définissent que très rarement en ces termes –, en réalité, ils sont très souvent les trois à la fois, en fonction de leurs pratiques sociales. Familiers du « zapping territorial », ils sont sans aucun doute mobiles.
Pour autant, comme l’a rappelé avec lucidité Laurent Berger, dimanche 2 décembre, refuser la vision caricaturale d’une France coupée en deux et mettre en lumière la complexité des situations territoriales ne signifie en aucun cas négliger la gravité de la crise que nous traversons. Bien au contraire, c’est en reconnaître les multiples dimensions : crise de la représentation démocratique et des corps intermédiaires ; crise de l’exercice du pouvoir politique, marqué par la verticalité et l’entre-soi ; crise du modèle social français, fondé sur des mécanismes redistributifs puissants financés par l’impôt, mais dont les citoyens remettent désormais fortement en question la logique et l’équité.
Victimisation
La dimension territoriale n’est pas pour autant absente de cette crise. L’une des principales traductions spatiales de la globalisation est, en effet, le déploiement de nouvelles interdépendances au sein de vastes bassins de vie, où se juxtaposent villes, campagnes, lotissements, bourgs ruraux, zones d’activités, espaces naturels, centres commerciaux, pôles logistiques. Cette prédominance des « liens » sur les « lieux » entre en contradiction frontale avec l’héritage du pays des préfectures et des villages.
Ce brouillage des cartes bouscule les habitants autant que leurs représentants : à la crise d’identité des « gilets jaunes » répond, comme en écho, la crise de légitimité des maires qui, au-delà de la seule réduction de leurs moyens, se sentent impuissants à « représenter », selon un périmètre géographique précis, une société mobile et complexe. C’est à l’aune de ce décalage – et des difficiles adaptations qu’il implique – qu’il convient d’envisager la puissance évocatrice de la France périphérique : cette idéologie spatiale restaure un « ordre territorial » rassurant qui permet à chacun d’identifier de nouveau la place qu’il occupe.
Aussi, il serait illusoire et dangereux de prétendre construire des solutions politiques efficaces et crédibles sur la base d’une représentation périmée et jouant sur le seul registre de la victimisation. Faute de pouvoir objectivement démontrer que les banlieues « souffrent » davantage ou moins que la France périphérique, les politiques publiques resteront sans boussole et basculeront constamment d’une priorité à une autre, en fonction des mobilisations et des clientèles.
Dans ces conditions, la réponse gouvernementale, consistant à privilégier un dialogue décentralisé afin d’élaborer des politiques différenciées en fonction des situations, ne peut être qu’un moyen et non une fin. Il ne faudrait surtout pas réactiver des réponses catégorielles, qui ont largement démontré leur inefficacité depuis trente ans : un énième plan « ruralité », des dispositifs centrés sur les seules « villes moyennes », un programme pour les « périurbains ». C’est à la fois une nouvelle façon de penser le politique et un renouvellement profond des enjeux, des catégories et des modalités des politiques publiques territoriales qu’il convient de mettre à l’ordre du jour.
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Daniel Behar et Aurélien Delpirou, géographes, sont enseignants-chercheurs à l’Ecole d’urbanisme de Paris (EUP)