Sa préparation et sa cuisson sont un véritable défi technique, pourtant le céphalopode est devenu la marotte d’une nouvelle génération de chefs. Jusqu’à faire l’objet d’un festival à Marseille cet automne

Du 4 au 14 octobre, la programmation tentaculaire de la première édition du Marseille Octopus Worldwide (MOW) a célébré le poulpe comme sujet de fascination artistique et gastronomique. Multipliant expositions, installations, conférences scientifiques, projections de films et expériences gustatives – en collaboration avec une quarantaine de restaurants de la cité phocéenne –, ce festival témoignait ainsi du destin singulier d’un céphalopode, à la réputation longtemps plus sulfureuse que gourmande, devenu, en quelques années, l’un des produits vedettes d’une nouvelle génération de cuisiniers.

Des vases mycéniens aux estampes japonaises, de Vingt Mille Lieues sous les mers aux méchants de Marvel (Dr Octopus), les huit pieds – ou bras – de l’octopode ont souvent incarné l’aura maléfique (ou érotique) d’un monstre marin. Réhabilité par les documentaires du commandant Cousteau, les preuves d’une intelligence hors norme ou les exploits divinatoires de Paul le poulpe, lors de la Coupe du monde de football 2010, ce roi du camouflage n’en continue pas moins d’inspirer poètes et plasticiens. Telle la photographe Mathilde de L’Ecotais, exposant pour le MOW, au Mamo, le centre d’art de la Cité radieuse Le Corbusier, une série de tirages exploitant, jusqu’à l’abstraction, le design inquiétant et charnel du céphalopode.

Côté cuisine, la France a longtemps dédaigné l’octopus vulgaris, le plus commun et savoureux membre de la grande famille des octopodidés. A l’exception de quelques traditions familiales de villes côtières du Sud – Marseille, Nice, Sète (et sa fameuse tielle, une tourte relevée à base de poulpe, d’oignons et de tomates)… –, et de spécialités d’outre-mer – la fricassée de chatrou antillaise ou le cari de zourites réunionnais –, l’Hexagone ignorait le poulpe alors que tant d’autres voisins (Grèce, Portugal, Italie, Espagne, Tunisie, Croatie, Turquie…) s’en régalaient.

Jusqu’à ce que, dans la seconde moitié des années 1990, la première vague de la « bistronomie » essaie d’apprivoiser un animal, devenu, depuis, l’un des musts d’une génération cherchant à concilier décontraction, prix abordables et excellence culinaire.

« L’esthétique “bistronomique” s’est éloignée des poissons nobles, trop chers, pour démontrer l’intérêt de produits plus accessibles comme le maquereau, le lieu, la sardine… Le poulpe a été adopté dans cette même logique », analyse Eric Trochon, meilleur ouvrier de France, à la tête du Semilla (Paris 6e), une des tables phares de cette gastronomie sans chichis, mettant souvent ce mollusque au menu.

« On s’en foutait partout »

« Beaucoup de gens ont découvert le poulpe en voyageant en Grèce ou en Espagne », estime Anne Etorre, auteure, avec dix amis chefs, de Le Poulpe, dix façons de le préparer (Les Editions de l’Epure, 24 pages, 8 €). « Ils ne se risquaient pas à le cuisiner, mais ont été heureux de le retrouver à la carte de restaurants. » Thomas Brachet, chef des Arlots (Paris 10e), qui confie dans cet opuscule une appétissante recette de poulpe, chorizo et haricots borlotti, reconnaît que « le succès des premières tables à le proposer a encouragé les autres à s’y mettre ».

Encore faut-il savoir s’y prendre. Car la bestiole est une dure à cuire. Impossible, par exemple, d’improviser un plat en se contentant de ce qu’on sait des calamars. Sous peine de condamner ses convives à mâcher des morceaux de chambre à air. « Le poulpe est un produit technique qui demande un savoir-faire, une vraie réflexion de cuisinier », assure Vivien Durand, chef étoilé du Prince Noir, à Lormont, à côté de Bordeaux, qui, pour le MOW, a préparé un repas à six mains pour huit tentacules, avec ses confrères Lionel Lévy et Nicolas Magie (foie gras grillé, poulpe frit et langues d’oursin, jus de canard fumé ; poulpe confit et glacé d’un jus de viande, ravioles de moelle et truffe noire, cèpe cru ; pigeon, poulpe, brocolis, béatilles et sauce royale).

Le but du jeu est d’abord d’attendrir la chair coriace de l’animal, avant et pendant sa cuisson. A entendre certains chefs, l’exercice tient du parcours initiatique, chacun étant fier de trouver sa propre voie. « A mes débuts, on nous disait de le battre jusqu’à ce qu’il devienne blanc. On s’en foutait partout, c’était le cauchemar des apprentis », rigole aujourd’hui Vivien Durand. Thomas Brachet continue d’assouplir les tentacules à petits coups de rouleau à pâtisserie, « après les avoir passés deux fois au sel fin, une façon de faire que j’ai observée au Pérou ». Certains préfèrent le masser longuement. Plus simplement, la plupart se contentent de le congeler quelques heures après l’avoir nettoyé, afin de casser les fibres. Une méthode accessible à tout cuisinier amateur, qu’on encouragera à ne pas se laisser rebuter par l’aspect flasque et difforme du « monstre marin » à l’étal des poissonniers. Conseil des chefs, « pas de poulpe de moins de 2 kg » pour éviter des tentacules trop fins ayant tendance à s’assécher. Cuisinier pionnier du genre, Pierre Siewe, du Garde-Temps (Paris 9e), se refuse même à préparer des bêtes de moins de 4 kg.

Après décongélation, sa cuisson n’en demeure pas moins un autre sujet de débat parmi les nouveaux geeks du poulpe. Dans son ouvrage de référence, Poulpe, 80 recettes (Hachette Cuisine, 2015), Jean-Pierre Montanay relève que la plupart des préparations, quelle que soit leur origine géographique, passent par une première cuisson, qu’elle se fasse au court-bouillon (non salé), à l’étouffée ou à la vapeur. Là encore, l’étape est cruciale pour dompter la tendance caoutchouteuse du « kraken ». Pierre Siewe démarre à froid sa cuisson au court-bouillon (carottes, oignons, céleri branche, genièvre), éteint après trente minutes d’eau frémissante et laisse l’animal refroidir dans son bouillon. Thomas Brachet, qui aime voir le poulpe retrouver sa forme majestueuse à la cuisson, privilégie le four vapeur, tout comme Vivien Durand qui égoutte ensuite l’octopode en prenant bien soin de récupérer ce jus de cuisson pour aromatiser ses bouillons d’accompagnement. A l’instar de Jean-Michel Carrette, chef étoilé des Terrasses, à Tournus, en Saône-et-Loire, qui, après une nuit de cuisson sous vide à 75° C, utilise l’exsudat obtenu pour monter une délicieuse sauce pil pil, avec huile d’olive, ail et piment.

Près d’Arles, dans son restaurant La Chassagnette, Armand Arnal prépare parfois une daube de poulpe où la « tête » de l’animal (aussi appelée manteau) est farcie de ses tentacules sans que celles-ci en soient détachées. Cuisinant pour le MOW, aux Dauphins, une étonnante piscine cachée sous la Corniche, baignée, pour l’occasion, des installations Super 8 d’Olivier Lubeck, le chef camarguais a mélangé tentacules court bouillonnées, légumes et mayonnaise épicée pour obtenir une délicieuse rouille de poulpe, parfumée aux agrumes.

A déguster avec modération

Après une première cuisson, attendrissante, mais pas trop brutale, le céphalopode refroidi peut s’égayer en salade, replonger dans le mijotage d’un civet, d’un risotto ou d’une sauce provençale, et s’adapter à merveille au passage au gril, à la plancha ou à la poêle. Morceau sans équivalent en termes de forme et de présence en bouche, le tentacule grillé entier ou débité en petits tronçons atteint alors « la texture extraordinaire »vantée par Vivien Durand, Pierre Siewe ou Jean-Michel Carrette, mêlant croustillant, fondant et mâche, pour un rendu idéal de son goût finement iodé, légèrement laiteux et sucré. Le chef du Prince Noir sert par exemple son tentacule grillé, puis déglacé au vinaigre, avec de fines tranches de céleri-rave cuites al dente dans le bouillon du poulpe, et une crème fouettée au raifort.

Autoproclamée « viandarde », Laetitia Visse, chef de La Relève, repaire bistronomique proche du Vieux-Port, à Marseille, a élaboré un menu « tout poulpe » pour le MOW. Elle associait, en particulier, un tentacule « crousti-fondant » avec une poitrine de cochon confite, confirmant que la créature marine étreint avec succès les produits terriens.

Cet engouement croissant sur les tables françaises menace-t-il le poulpe de surpêche ? Si l’animal fait l’objet d’exploitations intensives à travers le monde (risques d’épuisement des stocks au Maroc, en Mauritanie ou au Sénégal), il ne semble pas trop en danger en France, même si une menace globale ne cesse de peser sur la faune de la Méditerranée.

Mieux vaut donc être prudent. Comme le rappelait Rudy Ricciotti, l’architecte du Mucem, président d’honneur du MOW 2018 : « Soyez sobre et économe avec le poulpe. Il mérite notre courtoisie et attention. Servez-vous peu, même très peu ! Le gaspillage ne sera pas accepté. Le poulpe est l’ami du diable, il faudra s’en souvenir. »