17 Septembre 2018
Histoire coloniale et postcoloniale
Les bonnes feuilles d’un ouvrage à paraître
L’affaire Audin dans l’Histoire
par Alain Ruscio
dimanche 16 septembre 2018
Nous publions en avant-première les bonnes feuilles relatives à l’affaire Audin dans l’ouvrage d’Alain Ruscio, "Les Communistes et l’Algérie. Des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962", à paraître aux Éditions La Découverte en février 2019. Ce chapitre retrace utilement les réactions et les mobilisations en France, où Pierre Vidal-Naquet a joué un rôle important, dans les mois et les années qui suivirent l’assassinat du jeune mathématicien membre du parti communiste algérien par les parachutistes français.
L’affaire Audin dans l’Histoire, par Alain Ruscio
Maurice Audin était membre du Parti communiste algérien depuis 1950 — il avait alors dix-huit ans. Mathématicien brillant, assistant à la faculté d’Alger, il s’apprêtait à soutenir une thèse et à devenir ainsi un des plus jeunes docteurs ès sciences de France. Son directeur, René de Postel, témoigna de la qualité exceptionnelle des travaux de celui qui était un des espoirs de la recherche française [1]. Après l’interdiction du PCA en septembre 1955, ses dirigeants avaient estimé qu’Audin, qui n’avait pas de responsabilités politiques de premier plan et n’était pas forcément fiché, serait plus utile dans un travail discret que dans la lutte armée. Il hébergea des militants traqués, stocka de la documentation, etc. Il participa également à des activités dangereuses, comme par exemple l’exfiltration vers les pays socialistes du secrétaire général Larbi Bouhali en septembre 1956 : ce fut en quelque sorte une affaire de famille, Maurice Audin ayant assuré la logistique avec sa sœur Charlie et son beau-frère Christian Buono.
L’affaire Audin, l’« affaire de la France »
L’engrenage se met en place le 9 juin 1957. Le docteur Georges Hadjadj, membre du PCA, est arrêté. Torturé, il résiste durant trois jours, mais craque devant la menace de torturer sa femme : il finit, le 11 dans la soirée, par dire qu’il a soigné Paul Caballero, un dirigeant communiste de premier plan, au domicile de la famille Audin. Les paras s’y précipitent. C’est là, à 23 heures, en présence de sa femme et de ses enfants, que Maurice Audin est arrêté. Josette proteste, sa fille aînée Michèle – trois ans – donne même des coups de pieds aux paras [2]. Le prisonnier est transporté à El Biar, dans un immeuble « réservé », où déjà Ali Boumendjel avait été assassiné. Là, les tortionnaires, joignant l’imbécillité à la bestialité, persuadés d’avoir capturé un « gros poisson », passent immédiatement à la « manière forte ». Le docteur Hadjadj est mis en sa présence aux environs d’une heure du matin. Audin a déjà été torturé, donc deux heures après son incarcération… Henri Alleg est arrêté au domicile d’Audin le lendemain, 12 juin. Dans la soirée, il est mis en présence de son ami et camarade : « Il faisait chaud. Maurice portait une chemisette. Je revois son visage défait. Son bourreau l’a amené devant moi et lui a crié : “Audin, dis à ton ami les horreurs qu’on t’a faites hier soir. Ainsi, ça lui évitera de les subir, lui aussi !” Maurice m’a regardé. Il a juste lâché dans un souffle : “C’est dur, Henri…” [3]. »
Le 21 juin, le drame atteint son point de non-retour. Les tortionnaires tuent leur prisonnier. Mais il faut immédiatement maquiller le crime. Une partie de la presse métropolitaine bruisse encore des échos de la protestation contre les exactions de la bataille d’Alger. Si des « disparitions » de ce type sont alors nombreuses, il ne s’agit la plupart du temps « que » de « musulmans ». Dans le cas Audin, il s’agit d’un jeune homme, père de famille et assistant à l’université, sans aucune activité terroriste. C’est à ce moment qu’est imaginée la version « tentative de fuite », cafouilleuse, mal ficelée et non crédible même chez les partisans de la guerre. Le 1er juillet, elle devient pourtant la thèse officielle. L’affaire commence à faire grand bruit. Le rôle de Josette, son épouse, est central dans son déclenchement. C’est en grande partie grâce à elle que l’assassinat du jeune homme est devenu l’« affaire de la France [4] ». Maintenue de force à son domicile durant les quatre premiers jours qui suivent l’arrestation de son mari, elle s’engage dès qu’elle peut prendre contact avec l’extérieur. Elle exige des entretiens auprès de l’état-major, puis auprès d’une Commission de sauvegarde des libertés. Informée le 1er juillet par le colonel Trinquier de la version officielle, l’évasion, elle dépose plainte dès le 4. Le procès qui s’ensuivra s’achèvera par un non-lieu.
Les communistes commencent alors une campagne de dénonciation du crime, même si bien des éléments échappent encore aux contemporains. Le 16 juillet, Jacques Duclos interpelle le gouvernement et cite pour la première fois à la tribune de l’Assemblée nationale les noms de Maurice Audin et d’Henri Alleg. Après avoir évoqué la thèse officielle, il interroge : « Qu’y a-t-il de vrai dans cette information ? Nous savons que de prétendues évasions peuvent cacher des assassinats. » Le 25 septembre, nouvelle interpellation. Cette fois, Duclos n’émet plus une hypothèse tragique mais affirme : « Je demande qu’on nous dise dans quelles conditions et par qui Maurice Audin a été assassiné. » L’Assemblée s’enflamme. L’échange est littéralement haché par des invectives, des interruptions, des cris, reproduits au Journal officiel. Le ministre Lacoste répond : « Vous avez dit que M. Audin a été assassiné. Qu’en savez-vous ? Alors, il vous suffit, M. Duclos, de dire à la tribune de cette Assemblée qu’on a tué, qu’on a assassiné, sans que vous apportiez aucune preuve, et il faut que nous, nous supportions le poids de forfaits qui n’ont pas été commis ! » Comme il est pressé par les députés communistes qui répètent sans cesse « Où est Maurice Audin ? », il lâche : « Qui a tué Maurice Audin ? C’est vous les assassins ! Vous avez tué des femmes et des enfants à Alger ! » Le ministre était un sanguin. Il n’a donc pas contrôlé son langage et a dit le même jour à la tribune de l’Assemblée, à la fois qu’Audin s’était évadé et qu’il avait été tué… Le cynisme rejoint ici la bêtise : le ministre était à ce moment nécessairement informé de la fin tragique du jeune militant [5].
Par la suite, la presse communiste informera régulièrement ses lecteurs des démarches de Josette Audin et mènera campagne [6]. Mais contrairement à ce qui s’était passé durant la guerre d’Indochine (affaires Henri Martin et Raymonde Dien), le PCF ne prend pas en main — en tout cas pas seul — la protestation. On retrouvera la même pratique lors de l’affaire Henri Alleg. Choix de l’efficacité ? Difficultés à faire seuls de l’agit’ prop’ ? Ou, plus simplement, volonté d’intellectuels anticolonialistes de se libérer totalement de la tutelle du PCF ?
Le Comité Audin et le rôle de Pierre Vidal-Naquet
Le 13 août, Le Monde et L’Humanité publient une première lettre de Josette Audin : « Qu’est devenu Maurice Audin ? » Le 15, France Observateur titre : « Après l’affaire Alleg, l’affaire Audin [7]. » Les multiples courriers écrits, les nombreuses démarches effectuées par Josette Audin éveillent l’intérêt de femmes et d’hommes engagés dans la lutte contre la guerre. Un professeur d’anglais du Prytanée militaire de La Flèche (Sarthe), Jean-Fernand Cahen, est un des premiers à lancer l’idée de mettre sur pied un Comité Maurice Audin [8]. D’autres, intellectuels communistes comme Michel Crouzet [9] ou Luc Montagnier [10], lancent en marge de leur parti une première pétition. Début septembre, Pierre Vidal-Naquet reçoit une lettre de Josette Audin [11]. L’idée d’un comité national germe. Il est officiellement fondé en novembre, autour de Pierre Vidal-Naquet, Michel Crouzet, Luc Montagnier, Laurent Schwartz, Jean Dresch et Henri-Irénée Marrou. Le Comité Audin organisera divers meetings et rencontres en toute indépendance, même si parfois des orateurs communistes y prirent la parole, comme par exemple le 18 mars 1958 à Paris, au meeting du Comité et de la Ligue des droits de l’homme, Marcel Paul [12]. Mais d’autres initiatives donneront la parole à un éventail très large de personnalités non communistes, telle la rencontre du 30 mai 1958 à l’Hôtel Lutétia, avec Daniel Mayer, Jean-Paul Sartre, François Mauriac et le général Pierre Billotte (1906-1992, alors député gaulliste de gauche).
En mai 1958 les Éditions de Minuit publient un ouvrage synthétique de Pierre Vidal-Naquet, L’Affaire Audin. Avec la participation active de son éditeur Jérôme Lindon dans la rédaction du livre, cet éminent spécialiste de l’Antiquité grecque livre là un véritable modèle d’écriture de l’histoire immédiate : l’arrestation, la reconstitution du meurtre, le démontage méticuleux de la fabrication du mensonge d’État, etc. [13]. Nulle réfutation, a fortiori nulle demande d’inculpation contre l’auteur ne fut émise, ce qui avait valeur d’aveu.
Pierre Vidal-Naquet, Georges Kiejman et Michel Foucault
L’hypocrisie d’État, en tout cas, ne faiblit pas. En février 1959 est annoncée la mise en procès, pour « reconstitution de ligue dissoute » (le PCA, interdit en septembre 1955) et « atteinte à la sûreté de l’État », de plusieurs militants. Le nom de Maurice Audin est sur la liste des accusés, ce qui provoque l’émotion que l’on imagine. Le procès s’ouvre à Alger le 13 juin 1960. Sont cités, outre Maurice Audin, Ahmed Akkache, Henri Alleg, Constant Tiffou, Christian Buono [14], Fernand Boillat, André Moine, Paul Caballero, Georges Catogni, Louis Rives et Jeanne Jornet. La défense est menée par Me René-William Thorp [15], ancien bâtonnier du barreau de Paris (1955-1957), président de l’Association pour la sauvegarde des institutions judiciaires et la défense des libertés individuelles. Devenue une des grandes plumes de L’Humanité, Madeleine Riffaud est chargée de couvrir le procès : « Entre Akkache et Alleg, une place est vide, à Alger, au banc des accusés : celle du jeune savant algérien Maurice Audin, fantôme que les militaires s’obstinent, après le renvoi du procès de 1959 à vouloir condamner “par contumace”, comme s’il était “en fuite”. […] Dimanche, le bâtonnier Thorp a été accueilli à l’aéroport par ses confrères parisiens et par la frêle silhouette courageuse, le visage pâle de celle qui a perdu, il y a exactement trois ans aujourd’hui, le mari qu’elle aimait. Tout à l’heure, à l’ouverture du procès d’Akkache et d’Alleg, quand le président aura appelé dans le vide l’accusé Maurice Audin, c’est Josette Audin qui se lèvera à sa place. Ainsi que la loi l’y autorise, elle doit pouvoir expliquer au tribunal pourquoi son mari est absent [16]. »
Le procès commence sous les pires auspices [17]. Le commissaire du gouvernement demande – et évidemment obtient – le huis clos. Réplique immédiate de l’un des avocats, Me Léo Matarasso : « Il faut que le tribunal sache que de toute façon tout ce qui sera dit ici sera connu dans le monde entier. Nous en prenons la responsabilité, quoi qu’il puisse nous en coûter. » Puis ce qui devait arriver arrive : le président Catherineau procède à l’appel des accusés et se fait confirmer leur identité. Quand il prononce le nom de Maurice Audin, Me Thorp se lève et déclare : « Monsieur le président, Mme Audin est là pour expliquer au tribunal les raisons de l’absence de son mari. » Réplique embarrassée du président : « Nous verrons cela tout à l’heure. » Chacun est dans son rôle. Me Thorp demande alors à ce que Mme Audin soit entendue avant le huis clos. Devant les hésitations, les accusés et les avocats provoquent un véritable tumulte. Me Matarasso : « Vous voulez le huis clos pour condamner un mort. » Ahmed Akkache : « Ce sont les assassins et les tortionnaires que l’on protège encore et toujours. » Henri Alleg : « Vous avez peur de ce mort. » L’auteur de La Question décide alors de dire à haute voix les noms de ses tortionnaires :
« HA : J’ai nommé Érulin.
Le président : Taisez-vous.
HA : Le lieutenant Charbonnier.
Le président : Taisez-vous.
HA : Tevis.
Le président : Gardes ! »
Le président fait évacuer la salle. Alleg et Akkache, considérés comme les plus violents des accusés, sont expulsés, menottes aux poignets.
Josette Audin réussit à placer deux phrases : « Appelez donc Maurice Audin pour qu’il s’explique aussi. Je demande à être entendue. » Mais sa demande n’est pas retenue. Elle fait alors à la presse une déclaration : « J’étais venue ici comme le code m’y autorise, assistée de mon avocat, Me William Thorp, pour exposer les raisons de l’absence de mon mari, Maurice Audin, cité par contumace. Le président ayant refusé à mon avocat de m’assister et ayant rejeté son droit à la défense, j’ai décidé de quitter l’audience en signe de protestation indignée. Privée de ce concours, je me réserve de me pourvoir en cassation contre le jugement à intervenir. J’aurais dit ici les raisons de l’absence de mon mari et qui devaient amener à l’extinction de l’action publique. Mon mari est mort étranglé par le lieutenant Charbonnier, qui l’interrogeait, et après qu’il eût refusé de parler, malgré les affreuses tortures qu’on lui faisait subir. » À la suite de ces incidents graves, les accusés refusent de s’exprimer devant le tribunal [18]. Le 15 juin, après donc seulement deux jours de procès, Ahmed Akkache et André Moine sont condamnés à vingt ans de réclusion criminelle, Paul Caballero et Georges Catogni à quinze ans, Henri Alleg à dix ans, Christian Buono à cinq ans, les autres écopant de peines moins lourdes. « Comme on nous faisait évacuer de nouveau, les communistes algériens se levèrent spontanément et crièrent tous ensemble : “Vive l’indépendance nationale de l’Algérie !” » (Madeleine Riffaud).