Un site Internet souhaite lever une part du mystère qui entoure la disparition d’Algériens aux mains de l’armée française
Combien sont-ils à avoir connu le même sort ? A être tombés aux mains de l’armée française, jamais retrouvés par leur famille et à avoir été oubliés de l’histoire officielle ? Au lendemain de la reconnaissance par le président français du supplice infligé au mathématicien Maurice Audin, un site Internet, baptisé « Alger 1957 – des Maurice Audin par milliers », s’est donné pour mission de lever une part du mystère qui entoure la disparition de milliers d’Algériens et d’Algériennes pendant la guerre.
« Le meurtre de ce jeune mathématicien de 25 ans, grossièrement maquillé en évasion, fut loin d’être un cas isolé, rappellent les fondateurs du site, au premier rang desquels l’association Histoire coloniale et postcoloniale et l’Association Maurice-Audin. Ce fut l’un des nombreux cas d’enlèvement, séquestration, torture, suivis souvent de mort, produits, à Alger, de janvier à septembre 1957, par un véritable système de terreur militaire. »
Pour permettre ce travail de vérité, le site publie un millier de notices individuelles de personnes disparues, librement consultables, issues de documents officiels récemment déclassifiés. Une mine d’or pour les familles à la recherche de leurs proches depuis des décennies. « Ma famille est encore sous l’effet de l’émotion après la découverte de ce document », écrit ainsi Ammar Kessab dont le grand-père maternel, Mohamed Harchouche, a disparu dans la nuit du 21 juin 1957. L’une des notices leur a enfin apporté « la preuve irréfutable de son arrestation par l’armée ».
Jusqu’ici, la famille n’en avait que le récit fait par Yamina, la femme de Mohamed Harchouche. En 1957, elle et son époux vivent dans la casbah d’Alger, rue des Pyramides. Il est arrêté une première fois, torturé à l’électricité mais finit par rentrer chez lui. Trois mois plus tard, cette nuit du 12 juin, une centaine de militaires investissent le quartier. Lorsqu’ils frappent à la porte de la famille à 1 heure du matin, Mohamed Harchouche leur ouvre. Il reçoit un coup de crosse en plein visage et tente de fuir au premier étage avant d’être capturé et emmené.
Les démarches de ses proches ne donneront rien. Jusqu’à ce qu’un haut gradé français leur dise d’abandonner : « On l’a jeté depuis un hélicoptère dans la mer. »« Cette version, c’est celle que j’ai toujours entendue depuis que je suis enfant », souligne Ammar Kessab.
« Document précieux »
La principale source d’information du site est un fichier conservé aux Archives nationales d’outre-mer depuis la fin de la guerre d’Algérie et découvert en décembre 2017 par l’historien Fabrice Riceputi, animateur du site. « Quand je suis tombé dessus, j’ai tout de suite compris que je tenais un document précieux », souligne-t-il.
Les notices en question ont été remplies entre février et août 1957 et sont ce qui subsiste du fichier du Service des liaisons nord-africaines de la préfecture d’Alger. En pleine bataille d’Alger, alors que les rafles et les arrestations se multiplient, la préfecture se met à recueillir les plaintes des familles sans nouvelles de leurs proches. Elle les transmet à l’armée – à qui les autorités civiles ont délégué tous les pouvoirs – qui sera peu encline à y répondre.
En septembre 1958, le fichier aurait compté 2 039 noms inscrits. De ce total, Fabrice Riceputi a retrouvé 850 noms, et dix jours après sa mise en ligne, le site 1000autres.org a répertorié 33 disparitions définitives identifiées par les proches, enfants et petits-enfants. Signe de la soif de vérité et du gouffre laissé par des milliers de disparitions mystérieuses, le site reçoit de nombreux messages qui concernent des cas s’étant produits avant et après 1957, et dans bien d’autres endroits qu’Alger. Alors l’équipe s’interroge sur comment poursuivre ce travail.
Le président français Emmanuel Macron a annoncé l’ouverture des archives concernant les disparus français et algériens, mais sans donner de détail sur sa mise en œuvre. « Il ne faut pas se faire trop d’illusions, prévient Fabrice Riceputi. Les paras ont détruit beaucoup d’archives, notamment le 13 mai 1958. Et les bourreaux n’avaient pas l’habitude de coucher leurs exactions sur papier. »
Le site va poursuivre son recueil de témoignages. Et, pourquoi pas, aller à la rencontre de ces familles afin de poursuivre avec eux ce travail de « construction de l’histoire par le bas », explique M. Riceputi : « Il faut se rendre compte des répercussions d’une disparition pour l’entourage. C’est une torture sans fin, une souffrance à très grande portée sociale. »
Mohamed Tazir avait 12 ans lorsque son grand-père a été enlevé par les paras dans la nuit du 30 avril au 1er mai 1957. Aujourd’hui âgé de 73 ans, il vit toujours à Alger et se souvient parfaitement de ces heures-là : le réveil en sursaut par une porte fracassée, les cris et les pleurs de ses frères et sœurs, la dernière image de son grand-père assis de force dans une Jeep.
M. Tazir espère que l’affaire Audin ne sera qu’un début, permettant à la masse des anonymes de connaître eux aussi la vérité. « On n’a pas encore fait notre deuil, nous n’avons ni stèle ni tombe ; mon grand-père s’est évaporé dans la nature depuis soixante ans, laissant un vide terrible. » Ammar Kessab est plus jeune mais raconte la même « blessure intergénérationelle » : « Savoir, c’est permettre à notre famille de se reconstituer. »