20 Juillet 2018
« L’urbanité, c’est la politesse urbaine et le rapport à l’autre »
Propos recueillis par Nathalie Moutarde (Bureau Ile-de-France du Moniteur) | le 17/07/2018
En mai dernier, l’architecte-urbaniste Roland Castro s’est vu confier par Emmanuel Macron une mission de réflexion sur le Grand Paris. L’ambition présidentielle est forte : inventer un nouveau modèle de métropole mondiale.
Vous devez rendre vos propositions pour le 31 juillet. Trois mois pour une telle mission : le délai n’est-il pas trop court ?
Le délai est court mais je réfléchis à cette question depuis 35 ans. Le projet du Grand Paris que j’ai imaginé avec Michel Cantal-Dupart date du 26 juillet 1983. Ce jour-là, j’ai emmené le président de la République,François Mitterrand, visiter la ligne des Forts de l’Est parisien, la cité des 4 000 à La Courneuve et la cité-jardin de la Butte Rouge à Châtenay Malabry… A cette occasion, nous avons réalisé la première esquisse du Grand Paris, une
aquarelle signée Jean Bodin. Elle s’inscrivait dans l’esprit de ce que je veux raconter. Elle reflétait déjà cette manière de réfléchir en s’affranchissant des questions administratives et en s’appuyant sur les émergences (les points de repère dans le paysage), la géographie, les grands événements (les lieux symboliques), etc. A l’époque, j’avais demandé à François Mitterrand de construire la Grande Bibliothèque à l’emplacement du Stade de France et l’Opéra Bastille au confluent de la Seine et de la Marne. J’ai échoué dans les deux cas. Je voulais aussi qu’on installe des ministères en banlieue. Aujourd’hui, je revisite cette manière de penser.
Quelle est, plus précisément, la commande d’Emmanuel Macron ?
Comme l’indique le président de la République dans sa lettre, il ne s’agit pas « d’écrire » un projet. Le chef de l’Etat me demande de proposer une vision du Grand Paris, que je préfère appeler Paris en Grand, qui permettra de nourrir la réflexion sur la gouvernance. Ce sont les futures décisions en matière de gouvernance qui lanceront le projet.
Quelle devrait être selon vous la gouvernance de Paris en Grand ?
Aujourd’hui, l’échelon qui fonctionne le mieux, c’est celui des maires, même s’il faut faire attention au communautarisme et à l’électoralisme. Pour l’instant, je ne peux répondre qu’une seule chose : pas touche aux maires !
Votre rapport débutera par un état des lieux. Quel constat dressez-vous ?
En matière de fabrication urbaine, il ne s’est rien passé d’intelligent et de coordonné depuis le Front populaire et le plan Prost (plan d’aménagement de la région parisienne). Je note aussi qu’au cours de la période d’après-guerre, trois événements — idéologique, politique et technique — se sont superposés et ont provoqué la situation actuelle.
Quel est ce premier événement idéologique ?
C’est le triomphe du Mouvement moderne dans l’organisation d’un nouvel habitat avec la création des grands ensembles, la fabrication de quartiers qui en réalité n’en sont pas : les habitants ont de l’air, de la lumière et du soleil mais la ville n’existe pas. Ces cités sont aujourd’hui le réceptacle des gens qui vont mal dans notre société, qui sont assignés à résidence. Nous avons perdu le savoir-faire acquis lors de la construction des cités-jardins et de la ceinture des HBM autour de Paris. Celle-ci a été très critiquée par Le Corbusier mais on constate aujourd’hui que ces logements sociaux sont ceux où le taux de rotation est le plus faible. Toute la pensée sur l’urbain et sur le logement de masse portée à l’époque par les Jauréssiens a disparu. Elle est censurée, on n’en parle plus dans les revues d’architecture. Résultat ? On assiste à des fabrications urbaines sans rapport avec le territoire.
Et le fait politique ?
C’est la suppression du département de la Seine et la création des trois départements périphériques (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne). Ce partage politique malrucien entre gaullistes et communistes a été un facteur d’aggravation des disparités urbaines. Il a donné un Ouest qui s’est enrichi d’autant plus que le Nord et le Sud étaient beaucoup moins bien lotis. Enfin, le troisième désastre est technocratique : c’est la nomination de Paul Delouvrier — que par ailleurs j’admire comme serviteur de l’Etat notamment pendant la guerre d’Algérie — et la création des villes nouvelles. Construites trop
loin du centre historique, elles ont généré des polarités extérieures. Et surtout, elles ont été fabriquées selon une vision « zoneuse » avec des zones industrielles, d’habitat, d’espaces verts, etc., juxtaposées les unes aux autres et non pas selon une vision urbaine. Et pendant toute la période où ces trois événements se sont superposés, le silence des intellectuels a été assourdissant.
Perdure-t-il aujourd’hui ?
Nous nous trouvons encore dans une espèce de vide intellectuel par rapport à la question urbaine. C’est pourquoi, l’une de mes conclusions portera sur le réveil d’une pensée sur la ville, qui ne soit pas réservée aux intellectuels mais partagée par tous. Nous avons beaucoup de pédagogie à faire autour de cette question.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur la consultation internationale sur le Grand Pari(s) de l’agglomération parisienne lancée en 2008 ?
Un énorme travail a été réalisé par les dix équipes d’architectes qui se sont, comme l’a dit Paul Chemetov à l’époque, « contaminées entre elles positivement ». La consultation a produit une série d’idées le plus souvent partagées : l’indispensable multipolarité dans le Grand Paris ; la mutation du tissu pavillonnaire ; la transformation des quartiers « moches », idée que je portais avec Jean Nouvel ; les « rhizomes » de Christian de Portzamparc, c’est-àdire la fabrication de la ville à partir de chaînes agrégatives ; la ville poreuse de Bernardo Secchi, etc. Ce travail a donné naissance à l’Atelier international du Grand Paris. Mais le lieu s’est mis à tourner sur lui-même sans que les études et les réflexions menées n’enclenchent d’actions concrètes. Ce qui reste de toute cette aventure, c’est le Grand Paris Express.
Ne reste-t-il rien d’autre de la consultation ?
Ces travaux ont amené une prise de conscience encore plus forte de l’importance du Grand Paris. L’exposition sur les propositions des équipes a suscité un réel engouement de la part du public. La question urbaine est redevenue — un peu — un sujet à la mode. Sous l’impulsion de Pierre Mansat, beaucoup d’initiatives ont été prises entre les villes de banlieue et Paris. La métropole du Grand Paris a été créée, les appels à projets « Réinventer » ont été lancés… Le Grand Paris est un endroit où il se produit beaucoup de choses et en même temps, à part ce
grand métro, il ne se passe rien qui raconte le projet métropolitain tel qu’il pourrait se développer. C’est au regard de cette situation que le président de la République m’a demandé d’y voir plus clair.
Votre lettre de mission évoque l’urbanité. Comment la définissez-vous ?
L’urbanité, c’est la politesse urbaine et le rapport à l’autre. Je prétends que lorsque l’on voit les boîtes commerciales à l’entrée des villes, on ne sent pas le rapport à l’autre. Avec d’autres confrères, nous sommes tombés d’accord sur l’idée de créer une école mondiale de l’urbanité.
Il est aussi question de construire une métropole durable, connectée, attractive, rayonnante. Est-ce conciliable avec le droit à l’urbanité ?
Je tente d’expliquer que nous ne sommes pas obligés d’opposer le développement économique et le rayonnement mondial avec le droit à l’urbanité pour tous. La Défense constitue de ce point de vue-là le contre-exemple. Elle est devenue un pôle mondial extrêmement important, néanmoins, pendant des années, elle n’a rien produit autour d’elle. A l’arrière du quartier d’affaires, on trouve toujours de grands ensembles qui vont mal. Le développement économique n’a pas contribué à transformer la vie quotidienne des gens. Il faut des lieux de rayonnement mondiaux mais ils doivent être profitables à tous. Je veux montrer qu’en fait on peut construire une métropole dans laquelle chacun retrouve le bonheur d’habiter.
De quelle manière ?
La question métropolitaine se résume quelque part à cela : le souhait d’habiter un village. Quelque 70 % des Franciliens déclarent qu’ils veulent quitter l’Ile-de-France à moins d’habiter un village, c’est-à-dire un quartier digne, gratifiant, qui leur fait honneur, où leurs enfants pourront bénéficier des meilleures écoles, où ils pourront cultiver leur jardin… Mais en même temps, ils trouvent formidable d’habiter dans une métropole. Car une métropole, c’est un immense lieu de voyages avec plein d’ailleurs possibles.
Comment allez-vous vous y prendre ?
Vous verrez dans mon rapport !
Comment travaillez-vous ? J
e consulte beaucoup — acteurs de la ville, élus, architectes, urbanistes, paysagistes, etc. J’ai aussi rencontré Nicolas Sarkozy, qui est le deuxième instigateur du Grand Paris après François Mitterrand. Pour mener ma mission, je peux m’appuyer sur la préfecture de région. Dans mon rapport, je préciserai quelles sont les implications législatives de mes propositions. Je considère notamment qu’il faut faciliter la création des cafés, l’aménagement d’espaces de coworking en rez-de-chaussée des immeubles, la superposition des logements étudiants avec des logements personnes âgées dépendantes pour créer des espaces intergénérationnels, etc. Il faut repenser la loi sur le Plan d’exposition au bruit (PEB), adapter la manière de gérer les zones inondables… Il faut réduire les contraintes, « mettre un peu de mou ».
A quelle échelle réfléchissez-vous ?
Je ne me suis pas fixé de périmètre. Celui de la métropole du Grand Paris est trop petit. Nous devons par ailleurs prendre en compte les villes situées à la périphérie de l’Ile-de France : Chartres, Sens, Soissons, etc. qui forment la ligne des cathédrales. C’est aussi l’un des sujets de Paris en Grand : veiller à ce qu’il ne massacre pas toutes ces villes.