19 Juillet 2018
Quel « droit à la ville » au 21ème siècle ?
© La Ville en commun
Cinquante ans après Mai 68 et la parution du «Droit à la ville», les travaux du philosophe Henri Lefèbvre résonnent de nouveau dans l’actualité. Elus et fonctionnaires auraient tout intérêt à découvrir ce penseur voire feuilleter de nouveau son livre-phare afin de développer des villes solidaires, à l'inverse des métropoles technocratiques ou compétitives.
Deux petits mois avant les évènements de Mai 68, le philosophe Henri Lefèbvre – considéré comme l’un des pères de la sociologie urbaine – publiait « Le droit à la ville. » Critiquant une urbanisation fonctionnaliste et sans âme, où le citadin n’a d’autres choix que de survivre dans des grands ensembles ou des zones pavillonnaires périphériques et non de véritablement vivre, il fût l’un des premiers universitaires français à penser la ville comme un terrain politique et non plus seulement un espace géographique. Logiquement, à la veille du cinquantième anniversaire de ces révoltes étudiantes rapidement transformées en crise sociale généralisée, les colloques mettant l’œuvre d’Henri Lefèbvre à l’honneur se sont multipliés ces dernières semaines, partout en France.
Deux jours durant, les 4 et 5 avril dernier, le laboratoire d’idées « La ville en commun » – marqué à gauche – a mis en débat son héritage, analysé les prolongements contemporains de sa pensée dans les métropoles du XXIème siècle et réfléchit à de nouvelles politiques territoriales émancipatrices. De quoi… tomber de haut. « Lorsque je suis arrivé aux responsabilités en 2001, j’ai été stupéfait et sidéré de constater le vide de la pensée politique autour de la ville et des idées urbaines. Nous nous efforçons de favoriser la compréhension de ce que la métropolisation implique pour les politiques publiques et la société, mais nous sommes encore très loin du compte » reconnût d’emblée l’adjoint au maire de Paris, Pierre Mansat, pour qui les élus devraient davantage s’appuyer sur les travaux de Lefèbvre.
A l’entendre, la pertinence du « Droit à la ville » reste entière, cinquante ans après sa publication. Preuve en est, d’après les organisateurs de ce colloque internationale réunissant chercheurs, élus et fonctionnaires : la façon dont plusieurs institutions mondiales – de l’ONU à l’UNESCO en passant par le CGLU – se sont appropriés l’expression et sa déclinaison anglaise « Right to the city » montre bien l’actualité brûlante de la question urbaine. Elles en ont fait un véritable slogan pour lutter contre les expulsions, ainsi que critiquer les relégations sociales et le développement des inégalités métropolitaines. Et ce même si beaucoup de ceux qui mobilisent aujourd’hui Henri Lefèbvre en sont restés au simple « stade de l’intention » dénonça Yves Cabanne, urbaniste français à l’University College London. « Son livre a fixé un cap, un idéal à atteindre qu’il reste néanmoins encore à opérationnaliser et à mettre en pratique concrètement. »
Cela tombe bien ! Après une mise en bouche théorique autour des principales thèses du philosophe, les équipes « La Ville en commun » avait organisé une seconde journée de débats pratiques. Au menu : financiarisation de la ville, ségrégation urbaine, droit au logement, transition démocratique, budgets participatifs, emploi de demain et d’après-demain, etc. Autant d’exploration de thématiques variées et de zoom sur diverses innovations territoriales pour tenter de produire des villes (et des vies) meilleures. Avec un mot d’ordre partagé par la majeure partie des intervenants comme du public ayant répondu présent : il n’y a plus le temps d’attendre.
Craignant l’éclatement d’une bulle immobilière comme en Espagne et constatant l’essor d’AirBnB qui complique l’accès des classes populaires au logement dans les cœurs de métropole, ils appellèrent en chœur les pouvoirs publics à réguler sans plus tarder. « Ne serait-il pas temps de dire que le foncier n’est pas une marchandise comme une autre mais un bien commun appartenant à la Nation ? Il y a des expérimentations, aujourd’hui, qui sont menées dans ce sens » indiqua le géographe Ludovic Halbert, spécialiste d’économie politique urbaine, sur le modèle par exemple des Community Land Trusts et autres Organismes de foncier solidaires.
Une interrogation sur laquelle il serait temps que les collectivités se positionnent clairement, ajouta l’adjoint au maire (PCF) de Saint-Denis en charge de l’urbanisme et du logement, David Proult : « nombre d’habitants s’inquiètent de savoir s’ils auront encore leur place dans notre ville dans dix ans, du fait de la montée des prix de l’immobilier. Malheureusement, il n’existe pas d’espace démocratique participatif où l’on pourrait débattre publiquement des transformations métropolitaines, se questionner ensemble avec les élus et les habitants sur « pour qui se fait la ville ? » et « comment se fait-elle ?»
Aux yeux de l’élu, l’implication des citoyens dans la politique locale peut justement représenter une opportunité non négligeable : « je n’ai pas de soucis à multiplier les réunions de concertation avec les habitants, je ne fais pas partie de ceux qui considèrent les citoyens comme des consommateurs de politiques publiques bons à s’exprimer uniquement sur des sujets secondaires. Mais n’oublions pas que le pouvoir politique est aussi au front avec le pouvoir financier. Nous, élus, co-construisons surtout la ville avec les promoteurs immobiliers et les fonds d’investissements, dans une relations de tension que nous parvenons plus ou moins bien à maîtriser » concéda David Proult, pour qui les habitants pourraient aider les politiques à remporter son rapport de forces.
Sans aller jusqu’à anticiper l’actuelle privatisation de la fabrique urbaine et ses effets ségrégatifs, Henri Lefèbvre avait lui aussi fait le pari de la puissance de la participation citoyenne. « Le droit à la ville doit permettre aux mouvements sociaux et politiques n’ayant traditionnellement pas accès aux cercles de la décision de se faire entendre des pouvoirs publics. Ils doivent pouvoir faire pression s’il le faut sur l’Etat ou les collectivités pour que la ville ne soit pas réduite à une entreprise néolibérale qu’il faudrait brancher sur les marchés mondiaux, ou simplement à une mosaïque de notables propriétaire cherchant à maximiser leurs intérêts » résuma le juriste Jean-François Tribillon, auteur de « Le droit nuit gravement à l’urbanisme. »
Le Droit à la ville, la Fondation Abbé-Pierre estime, elle, s’en être déjà emparée en citant ses combats pour le droit au logement opposable ou le respect de la loi SRU. « Nos actions pour faciliter l’accès à l’eau, aux toilettes ou aux douches publiques à Marseille et plus globalement pour assurer des conditions de dignes pour l’ensemble des habitants (hébergement d’urgence des sans-papiers, campagnes contre les arrêtés anti-mendicité et mobiliers anti-SDF) recoupent aussi, sans doute, ce concept de droit à la ville » témoigne Christophe Robert, sociologue et délégué général de la fondation.
Au-delà des questions d’aménagement et de démocratie locale, certains militants du droit à la ville proposèrent également d’investir la thématique du travail afin d’anticiper, par exemple, les dérèglements liés à la robotisation des emplois ou le chômage de longue durée. « Nous vivons actuellement un dépassement du salariat dans les villes et plus globalement l’ensemble du territoire. Au Labo de l’ESS, nous réfléchissons aux alternatives, car nous refusons une société néolibérale de précariat généralisé où chacun devrait devenir auto-entrepreneur de lui-même, où les retraités doivent compléter leurs revenus avec une faible protection sociale » contextualise sa déléguée générale, Françoise Bernon.
Parmi les alternatives que son équipe a repéré, citons notamment le travail de Plaine Commune qui envisage d’expérimenter un « revenu contributif » en échange d’une activité dans des structures ou des entreprises ayant une utilité sociale ou environnementale. Plus connu, le projet de « Territoires Zéro chômeurs » expérimenté dans dix villes autour d’entreprises à but d’emploi embauchant en CDI des chômeurs de longue durée afin de répondre utilement à des besoins locaux, et ce « sans surcoût pour la société. Nous avons besoin des collectivités pour amorcer notre activité via des subventions avant de trouver une certaine autonomie financière. Le problème, c’est que tout le monde trouve notre dispositif formidable mais que peu d’élus sont réellement motivés pour expérimenter sur leur territoire » se désole son vice-président, Michel Davy de Virville, par ailleurs adjoint au maire de Saint-Aubin-du-Perron et conseiller communautaire à Coutances Mer et Bocage.
Beaucoup reste donc encore à faire pour donner un sens concret au « Droit à la ville » défendu par Henri Lefèbvre en 1968. Reste qu’un certain nombre d’acteurs locaux s’attèlent déjà à redonner vie à ses thèses. Nul doute qu’offrir une place à son œuvre sur sa table de chevet ne pourra qu’être utile aux élus désireux de faire campagne en 2020 autour de la justice spatiale et de la lutte contre les inégalités.