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Pierre Mansat et les Alternatives

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> Construire le peuple? le projet populiste de Ch.Mouffe, une conference de Jean Quetier

Le projet populiste de Chantal Mouffe

Pourquoi proposer un atelier consacré au projet populiste de Chantal Mouffe à l'université d'été du PCF cette année ? Principalement parce qu'elle est devenue une référence théorique fondamentale pour différents mouvements progressistes, et notamment pour deux qui nous intéressent particulièrement. D'une part la France Insoumise : si vous voulez en savoir davantage, je vous invite à consulter sur Internet le dialogue de deux heures entre Jean-Luc Mélenchon et Chantal Mouffe, qui porte sur le thème de l'auto-construction du peuple et qui s'est tenu en octobre 2016 à Paris. D'autre part Podemos : là-dessus il faut consulter l'ouvrage que Chantal Mouffe a co-écrit avec Inigo Errejon, Construire un peuple. Je précise qu'Inigo Errejon représente, au sein de Podemos, une ligne alternative à celle de Pablo Iglesias (Errejon est en désaccord avec la ligne classique « marxiste » défendue par Iglesias au sein de Podemos : rapprochement avec Izquierda Unida notamment). Je ne fais qu'évoquer ces questions en passant, mon exposé se concentrera sur le contenu théorique du populisme de Chantal Mouffe et sur les critiques qu'on peut lui adresser, ce qui n'empêche évidemment pas de revenir dans la discussion sur la manière dont ce contenu a été approprié par la France Insoumise ou Podemos.

Avant de vous présenter les grandes lignes de la théorie de Chantal Mouffe, quelques repères biographiques succincts. Chantal Mouffe est une philosophe belge, elle est née en 1943 et elle enseigne la théorie politique à l'Université de Westminster à Londres. Ses travaux sont étroitement liés à ceux d'un philosophe argentin, décédé en 2014, et qui fut aussi son compagnon : Ernesto Laclau. C'est avec lui qu'elle a co-écrit, en 1985, un de ses ouvrages les plus importants : Hégémonie et stratégie socialiste, sur lequel je reviendrai assez longuement puisque les deux auteurs y exposent de façon assez précise leur rapport au marxisme. Les travaux de Chantal Mouffe et d'Ernesto Laclau sont difficilement dissociables, car les deux philosophes ont travaillé de concert pendant près de trente ans. C'est pour cette raison que je m'appuierai aussi assez largement sur un ouvrage d'Ernesto Laclau qui s'appelle La Raison populiste (2005), dont Chantal Mouffe se revendique explicitement.

Mon exposé se déroulera en trois temps. 1/ Je présenterai la manière dont Chantal Mouffe conçoit ce qu'elle nomme « le » politique (je vais expliquer ce qui, pour elle, distingue « le » politique de « la » politique) : le politique est toujours pour elle le lieu de la conflictualité, ce qui va la conduire à rejeter toute perspective de réconciliation de la société et, ce faisant, à se démarquer aussi bien des théoriciens socio-libéraux de la « troisième voie » que du marxisme. 2/ Je présenterai les différentes caractéristiques du « populisme de gauche » que Chantal Mouffe et Ernesto Laclau appellent de leurs vœux. 3/ Je présenterai les critiques que l'on peut adresser, d'un point de vue communiste, à un tel projet. Pour le dire très rapidement, il me semble périlleux de suivre jusqu'au bout une perspective qui se revendique explicitement de l'anti-rationalisme et de l'anti-universalisme.

 

1/ Commençons par sa conception du politique. « Le » politique, c'est pour elle « la dimension d'antagonisme constitutive des sociétés humaines » quelles que soient les pratiques et les institutions organisant la coexistence humaine (ce qu'elle nomme « la » politique). Autrement dit, il y a pour elle une essence, un fonds commun  à toutes les pratiques politiques (« le » politique donc) qu'il faut prendre en compte dès que l'on prétend faire de « la » politique. Or cette essence du politique, c'est justement l'antagonisme et plus précisément le partage de la société entre un « nous » et un « eux ». Sur ce point, elle assume une certaine filiation avec le théoricien nazi Carl Schmitt (cf. notamment son ouvrage de 1932, La Notion de politique) qui considérait que le propre du politique était de s'organiser autour de la polarité ami/ennemi. Elle cherche néanmoins à s'en démarquer (à penser « avec Schmitt contre Schmitt » selon ses propres termes) en affirmant que son objectif c'est de construire un rapport nous/eux qui ne tombe pas dans la relation ami/ennemi, dont le débouché naturel est la guerre. Elle affirme qu'il faut inaugurer une nouvelle forme de relation nous/eux, compatible avec la démocratie. Cela suppose de reconnaître la légitimité de ses opposants et de remplacer l'ennemi par un « adversaire », ce qu'elle appelle aussi « transformer l'antagonisme en agonisme » au sens où l'antagonisme caractérise une relation entre ennemis qui peut conduire à la destruction de l'autre, tandis que l'agonisme caractérise une relation entre adversaires qui suppose de reconnaître à l'autre le droit de défendre sa position. De ce point de vue, Chantal Mouffe cherche à maintenir l'opposition nous/eux en l'insérant dans le cadre d'une politique démocratique. Elle considère la démocratie comme le lieu d'un paradoxe qu'il faut assumer sans chercher à le résorber (l'idée selon laquelle on pourrait aboutir à un accord rationnel en politique étant, pour Chantal Mouffe, potentiellement totalitaire). Elle qualifie ainsi sa propre conception de « pluralisme agonistique ». Si l'affrontement démocratique vient à manquer, il est justement remplacé par un affrontement d'autres formes d'identifications collectives (identitaires) et conduit nécessairement à l'apathie et à la désaffection à l'égard de la participation politique.

De ce point de vue, les principaux adversaires de Chantal Mouffe sont les théoriciens libéraux de la troisième voie qui défendent une vision technocratique et « post-politique ». Chantal Mouffe s'oppose notamment à ceux qui considèrent que le clivage droite/gauche n'a plus de sens aujourd'hui. Dans L'illusion du consensus, elle s'en prend notamment au sociologue Anthony Giddens, qui fut l'un des principaux conseillers de Tony Blair. Elle considère d'ailleurs que leur vision est invalidée par la montée des populismes de droite en Europe (elle analyse notamment la montée du FPÖ de Jörg Haider en Autriche, sur fond de décennies de grande coalition entre libéraux et sociaux-démocrates). C'est précisément parce qu'en Autriche, le clivage droite/gauche (c'est-à-dire au fond le cadre institutionnel permettant aux conflits de s'exprimer) que le conflit en est venu à s'exprimer d'une autre manière, celle du populisme de droite. Pour Chantal Mouffe, le « pluralisme agonistique » est le garant du bon fonctionnement de la politique démocratique, et elle l'oppose aux deux modèles dominants que sont d'une part, le modèle « agrégatif » (qui réduit la politique démocratique à la négociation entre intérêts particuliers) et le modèle « délibératif » ou « dialogique » (qui considèrent que les décisions sur les questions d'intérêt commun doivent résulter de la délibération publique de tous les citoyens). On peut considérer que ces analyses s'appliquent tout à fait à la France d'Emmanuel Macron et aux deux phénomènes inquiétants qui l'accompagnent : une abstention massive et un vote Front national fort.

Il me semble que l'on peut très largement partager cette critique de la vision post-politique de la société proposée par Chantal Mouffe, et qu'elle offre des arguments utiles pour lutter contre la macronisation des esprits. Néanmoins, il faut bien voir que le « pluralisme agonistique » de Chantal Mouffe cherche aussi à se démarquer du marxisme, auquel elle oppose parfois des arguments similaires. Je m'attarderai un peu plus longuement sur ce point, non seulement parce qu'il est susceptible de nous intéresser particulièrement en tant que communistes, mais aussi parce que la confrontation avec le marxisme constitue en quelque sorte la matrice de la théorisation de Chantal Mouffe. En effet, Hégémonie et stratégie socialiste, son ouvrage de 1985 co-écrit avec Ernesto Laclau, qui constitue le premier grand exposé de leur théorie politique, est d'abord et avant tout une critique du marxisme formulée d'un point de vue qu'on pourrait qualifier de post-moderne. La philosophie post-moderne ne constitue pas véritablement un courant théorique constitué mais elle rassemble un certain nombre d'auteurs qui ont en commun le rejet du rationalisme et l'idée selon laquelle le réel est un ensemble de constructions discursives (autrement dit, du point de vue post-moderne, l'objectivité du social est constituée par les discours que les agents tiennent sur eux-mêmes et sur les autres, elle ne les transcende pas). À ce titre, l'ouvrage de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau prend place dans un contexte plus large, celui de la « crise du marxisme », crise qui est à son comble au milieu des années 1980 : reflux du mouvement communiste et décrépitude de l'URSS, proclamation de la « fin des idéologies », triomphe du néo-libéralisme avec Reagan aux États-Unis et Thatcher au Royaume-Uni... Ce que Chantal Mouffe et Ernesto Laclau reprochent au marxisme traditionnel (et comme on va le voir, au marxisme en général, puisque même s'ils considèrent que certains auteurs, notamment Gramsci, se sont efforcés de résoudre cette difficulté, le cadre théorique marxiste les aurait empêché d'aboutir à une solution satisfaisante), c'est de considérer que les acteurs sociaux (en l'occurrence les classes sociales) ont des intérêts objectifs, indépendamment de la conscience qu'ils en prennent ou non. La cible principale de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, c'est la distinction classique entre classe en soi et classe pour soi. Je vous renvoie sur ce point aux dernières pages de l'ouvrage de Marx qui s'intitule Misère de la philosophie, dans lequel il explique que la domination du capital crée déjà une classe ouvrière disposant d'intérêts communs mais que seule la lutte politique de la classe ouvrière fait passer la classe ouvrière du statut de classe vis-à-vis du capital à celui de classe pour elle-même. Et lorsque ce passage de la classe en soi à la classe pour soi ne s'opère pas, le marxisme attribue cela à la « fausse conscience » de la classe ouvrière (un concept que Chantal Mouffe juge inopérant et aristocratique). Chantal Mouffe et Ernesto Laclau reprochent donc au marxisme une forme d'essentialisme (la classe ouvrière aurait, par essence, intérêt au renversement du capitalisme, elle serait par essence révolutionnaire...) qu'ils considèrent comme injustifié. C'est pour eux une des raisons pour lesquelles le marxisme aurait été incapable de comprendre les aspirations des « nouveaux mouvements sociaux » (féminisme, anti-racisme, écologie...). Leur livre cherche à montrer qu'il n'existe aucune relation logique entre les objectifs socialistes et les positions des agents sociaux dans les rapports de production, précisément parce que le concept d'intérêt objectif mobilisé par le marxisme n'a pas, d'après eux, de fondement théorique.

Néanmoins, Chantal Mouffe et Ernesto Laclau ne considèrent pas le marxisme comme un bloc homogène et sans nuance. L'un des intérêts principaux d'Hégémonie et stratégie socialiste réside sans doute dans la confrontation précise qu'ils mènent avec les auteurs de la tradition marxiste, entre autres Rosa Luxemburg, Lénine ou encore Gramsci. Ils s'intéressent notamment aux auteurs qui ont cherché à rompre avec une lecture « économiste » du marxisme (principalement celle de la Deuxième Internationale, qui avait tendance à considérer que le capitalisme allait s'effondrer tout seul, sous le poids de ses propres contradictions). Ils vont donc discuter les textes d'auteurs marxistes cherchant à réintroduire une forme d'autonomie du politique à l'intérieur de leur théorie. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau reconnaissent les efforts théoriques déployés par ces auteurs mais considèrent qu'ils se retrouvent tous confrontés à un même problème qu'ils ne parviennent pas à résoudre, car pour le résoudre, il faudrait abandonner le cadre théorique qui est celui du marxisme. À partir du moment où l'on confère à la politique un rôle déterminant et même constitutif dans le processus révolutionnaire, pourquoi le sujet révolutionnaire politiquement constitué devrait-il être un sujet de classe ? La base économique ne suffit pas à assurer l'unité de classe, cette unité ne peut advenir que sur le terrain politique, mais dès que l'on entre sur le terrain politique, rien ne peut garantir de façon convaincante que cette unité politiquement construite est bien une unité de classe. Reprenant une distinction développée par le linguiste Ferdinand de Saussure, Chantal Mouffe et Ernesto Laclau considèrent que, dans le marxisme, les relations politiques (qu'ils vont nommer relations hégémoniques, je vais y venir) sont aux rapports de classe ce que les faits de parole sont aux faits de langue. La parole que je prononce est toujours singulière et contingente, elle ne se réduit jamais à la langue dans laquelle elle est formulée. Les relations politiques font toujours fond sur les rapports de classe mais la théorie marxiste ne parvient jamais à déduire celles-là à partir de ceux-ci. Pour Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, le marxisme peine notamment à rendre compte du fait que ce n'est jamais la classe bourgeoise seule (dans le cas des révolutions bourgeoises) ou la classe ouvrière seule (dans le cas des révolutions ouvrières) qui fait la révolution. Ils reconnaissent que cette difficulté a été prise en compte par le marxisme et que certains auteurs ont cherché à la résoudre sans réduire à néant le concept d'intérêt objectif de classe. C'est notamment le cas de Lénine qui théorise la perspective d'une direction politique de la classe ouvrière au sein d'une alliance de classe beaucoup plus large, incluant par exemple la paysannerie. Mais la notion léniniste d'alliance de classes leur semble suspecte, précisément parce qu'elle introduit la présence des classes dans le champ politique sous la forme d'une représentation d'intérêts. La direction politique de la classe ouvrière est celle qui est supposée représenter le mieux les intérêts des classes qui lui sont alliées. L'idée même qu'il serait possible de représenter politiquement des intérêts économiques leur paraît intenable parce qu'elle identifie à tort les agents sociaux qu'il s'agit de construire avec des classes déjà pré-existantes. La notion d'alliance de classe est pour eux insuffisante car la construction d'un peuple ne peut jamais se réduire à la coïncidence rationnelle des intérêts d'agents pré-constitués.

J'y ai fait allusion, c'est chez Gramsci que les deux auteurs découvrent les concepts les plus innovants qu'ait produits le marxisme, des concepts susceptibles d'être utilisés dans un cadre qui dépasse justement celui du marxisme. Dans Construire un peuple, Chantal Mouffe évoque d'ailleurs un certain retard théorique de la gauche dans l'appropriation de la pensée de Gramsci, récupéré dès le début des années 1980 par le théoricien de la « Nouvelle droite » Alain de Benoist, qui plaidait pour un « gramscisme de droite ». Chantal Mouffe et Ernesto Laclau empruntent d'abord et surtout à Gramsci le concept d'hégémonie dont ils donnent la définition suivante : l'hégémonie désigne un rapport dans lequel une force sociale assume la représentation de la totalité. Pour eux, l'hégémonie est la seule forme d'universalité qu'une communauté politique soit susceptible d'atteindre. C'est une universalité qu'ils qualifient de « contaminée » dans la mesure où elle est en tension constante avec la particularité. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau s'intéressent tout particulièrement à ce que Gramsci nomme la dimension « intellectuelle et morale », c'est-à-dire au fait que la direction politique requiert qu'un ensemble d'idées et de valeurs soient partagées et que s'exprime une « volonté collective » susceptible d'unifier un « bloc historique ». Cependant, Chantal Mouffe et Ernesto Laclau considèrent que Gramsci se refuse à suivre jusqu'au bout la logique déconstructrice de son concept d'hégémonie et qu'il demeure entravé par le noyau essentialiste du marxisme parce qu'il pense que l'hégémonie doit toujours correspondre à une classe économique fondamentale. Chantal Mouffe et Ernesto Laclau considèrent en quelque sorte que Gramsci se retrouve dépassé par son propre concept, lequel introduit finalement une logique du social incompatible avec le marxisme. L'autre concept que Chantal Mouffe et Ernesto Laclau empruntent à Gramsci, c'est celui de « guerre de position ». La guerre de position est une lutte pied à pied, au sein des institutions, visant à construire une contre-hégémonie. Elle suppose d'accepter une partie de l'ordre hégémonique actuel tout en cherchant à le ré-articuler, à lui donner un sens contestataire. Dans Construire un peuple, Inigo Errejon donne l'exemple de la manière dont Podemos a cherché à tirer profit des interventions télévisées (la télévision est un terrain construit par l'adversaire mais qui peut faire l'objet d'une subversion). Cependant, chez Gramsci, le concept de guerre de position était solidaire de celui de « guerre de mouvement » (le moment révolutionnaire au sens strict) puisque la guerre de position était conçue comme une préparation de la guerre de mouvement. Or, Chantal Mouffe dit elle-même qu'elle a délibérément laissé de côté le concept de guerre de mouvement, qui renvoie à une sorte de rupture finale radicale qui n'a pas de place dans sa théorie du pluralisme agonistique.

2/ C'est sur le fond de cette critique du marxisme et de la reprise hétérodoxe de certains concepts de Gramsci que Chantal Mouffe et Ernesto Laclau vont élaborer leur théorie du populisme. Pour eux, avant même de devenir un projet, le populisme est d'abord une « situation ». C'est justement l'émergence d'une situation post-politique comme la nôtre, dans laquelle les différence entre la droite et la gauche sont gommées, qui crée les conditions d'une « situation populiste », propice aussi bien au populisme de droite qu'au populisme de gauche. Reprenant encore un concept de Gramsci, Chantal Mouffe qualifie de « crise organique » cette situation dans laquelle le bloc de pouvoir traditionnel s'effrite et dans laquelle les canaux institutionnels chargés d'apporter des réponses aux demandes populaires sont obturés.

Or, si pour Chantal Mouffe et Ernesto Laclau le populisme de gauche peut constituer une réponse satisfaisante à cette situation, une réponse dont il faudrait se réclamer, c'est notamment en raison de la place centrale qu'ils confèrent à l'affect, à la passion, dans l'explication sociale. S'appuyant sur l'idée freudienne d'après laquelle le lien social est un lien libidinal, Ernesto Laclau considère, dans La raison populiste, que le rejet du populisme n'est autre que le rejet de la politique tout court. Retraçant de manière synthétique l'histoire de la psychologie des foules depuis Gustave Le Bon, Ernesto Laclau associe le rejet du populisme au dénigrement des masses et au rejet du milieu indifférencié qu'est la foule au nom de la structuration sociale et de l'institutionnalisation. Or, pour Ernesto Laclau, les reproches que l'on adresse généralement au populisme (il est vague, il s'appuie sur la rhétorique) ne sont pas nécessairement à comprendre de manière péjorative. L'argument peut paraître surprenant, et il est à coup sûr innovant, même s'il est permis de douter du fait qu'il soit convaincant, mais il faut bien voir que pour Ernesto Laclau, le fait que le discours populiste soit vide et vague n'est pas tant un défaut qu'une qualité. Si le populisme a recours à ce qu'il nomme des « signifiants vides », c'est parce que l'opération hégémonique de construction d'un peuple requiert de nommer un objet à la fois impossible et nécessaire. Impossible parce qu'on ne peut pas réellement réconcilier toutes les demandes sociales hétérogènes, nécessaire parce qu'aucune hégémonie ne se construit sans une forme de convergence entre elles. Les signifiants vides correspondent finalement à l'emploi de termes figurés qui ne peuvent être remplacés par des termes littéraux. C'est ce qu'en rhétorique on nomme une catachrèse (les « pieds » d'une chaise, les « ailes » d'un moulin) : pour Ernesto Laclau l'opération hégémonique de construction d'un peuple est donc essentiellement catachrestique. Prenant l'exemple de la révolution russe de 1917, il considère par exemple que le mot d'ordre « la paix, le pain, la terre » n'est pas le dénominateur commun conceptuel de toutes les demandes sociales de la Russie de 1917, les doléances qui s'expriment à travers ces trois demandes n'ayant parfois rien à voir avec elles. Pour Ernesto Laclau, le caractère « vide » de ces signifiants n'est pas le résultat d'un sous-développement idéologique du mouvement qui les formule, il exprime tout simplement le fait que toute unification populiste prend place sur un terrain social radicalement hétérogène. Plus les demandes sociales sont hétérogènes, plus l'identité des forces populaires et de l'adversaire à combattre deviennent difficile à déterminer. De ce fait, le vague et l'imprécision deviennent nécessaires.

Ernesto Laclau distingue par ailleurs les « signifiants vides » des « signifiants flottants ». L'emploi de ces deux types de signifiants correspond à deux formes d'opérations hégémoniques qui, dans la pratique, ne sont pas toujours distinctes. L'usage des « signifiants vides » concerne la construction d'une identité populaire une fois que la présence d'une frontière stable est considérée comme acquise. L'usage des « signifiants flottants » cherche à déplacer cette frontière. Pour comprendre ce qu'est un « signifiant flottant », Ernesto Laclau cite l'exemple de Michael Portillo, dirigeant du Parti conservateur britannique. Ce dernier raconte qu'il avait milité dans sa jeunesse pour le parti travailliste mais qu'il avait été séduit par l'arrivée de Margaret Thatcher à la tête du Parti conservateur à la fin des années 1970 parce qu'elle représentait une forme de radicalité. À cette époque, le Parti travailliste à bout de souffle avait cessé de lui apparaître comme une solution radicale et il avait été obligé de choisir entre entre le contenu d'une politique et sa forme radicale, même si ce radicalisme était de tendance opposée. Dans le même esprit, Ernesto Laclau reprend, à propos de la France, le concept (fort contestable au demeurant) de gaucho-lepénisme développé par Pascal Perrineau et il considère que c'est justement le recours à ces « signifiants flottants » dans le discours lepéniste qui expliquerait le supposé déplacement massif d'électeurs du Parti communiste français vers le Front national.

Sans surprise, la théorie populiste de Chantal Mouffe et d'Ernesto Laclau accorde une place décisive aux leaders politiques. Il leur semble impossible de construire un peuple sans la présence d'un représentant capable de produire ces signifiants vides et ces signifiants flottants. À rebours de toute une tradition de gauche qui remonte à Rousseau, Chantal Mouffe et Ernesto Laclau plaident très nettement en faveur de la démocratie représentative contre la démocratie directe. En effet, la méfiance traditionnelle à l'égard de la démocratie représentative repose sur l'idée que le représentant risque toujours de trahir la parole des représentés et que, lorsque la représentation est inévitable, tout doit être mis en œuvre pour que le représentant n'outrepasse pas son mandat (c'est là-dessus que repose par exemple la théorie du mandat impératif). Or, comme le dit Chantal Mouffe dans Construire un peuple, l'idée même de trahison de la parole des représentés repose sur un préjugé essentialiste : celui de la pré-existence des volontés collectives par rapport au processus de construction du peuple. Pour Chantal Mouffe, au contraire, les volontés collectives sont entièrement construites par le discours et cette construction discursive ne peut s'opérer que par l'intermédiaire de la représentation. Ernesto Laclau résume les choses de la manière suivante dans La raison populiste : « La fonction du représentant n'est pas seulement de transmettre la volonté de ceux qu'il représente, mais aussi de donner de la crédibilité à cette volonté dans un milieu différent de celui dans lequel cette volonté fut à l'origine constituée ». Le représentant n'est pas un acteur passif, il ajoute quelque chose aux volontés qu'il représente. La représentation devient donc, selon Ernesto Laclau, le moyen d'homogénéiser une masse hétérogène. De ce fait, on ne sera pas surpris de voir que cette théorie de la représentation s'accompagne d'une réhabilitation paradoxale du lumpenprolétariat, concept marxiste dont Ernesto Laclau brouille quelque peu le sens, jusqu'à effacer la frontière qui existe entre lui et le prolétariat. Tandis qu'il désigne chez Marx le prolétariat en haillons, les criminels et les vagabonds qui ont renoncé à la lutte collective. Aisément corruptibles, ils représentent un point d'appui facile pour les menées réactionnaires comme celle de Louis-Napoléon Bonaparte dans la France de la Deuxième république, analysée par Marx dans Le 18 Brumaire. Ernesto Laclau considère au contraire qu'il n'existe pas de frontière nette entre prolétariat et lumpenprolétariat parce que la masse du peuple est toujours hétérogène. De ce point de vue, il considère que n'importe quel groupe d'opprimés a nécessairement quelque chose du lumpenprolétariat, même dans l'hypothèse – d'après lui fort peu probable – d'après laquelle ce groupe d'opprimés serait une classe définie par sa position dans les rapports de production.

Venons-en pour finir à la question du contenu politique du populisme « de gauche ». La difficulté est que jusqu'à présent, les caractéristiques pointées par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau sont communes à ce qu'ils nomment le populisme de droite et à ce qu'ils nomment le populisme de gauche. Dans Hégémonie et stratégie socialiste, ils reconnaissent d'ailleurs qu' « il n'y a pas une politique de gauche dont les contenus puissent être déterminés en dehors de toute référence contextuelle ». Cependant, Chantal Mouffe semble consciente du fait qu'il ne suffit pas d'opposer le peuple à la caste pour qu'on ait affaire à un populisme de gauche, il faut également préciser de quelle manière on veut construire un peuple. C'est d'ailleurs ce qu'elle reproche à Inigo Errejon qui revendique l'abandon par Podemos du clivage droite/gauche. Chantal Mouffe considère d'ailleurs que Podemos ne pourrait pas se permettre de faire la même chose en France en raison du poids du Front national qui exige que l'on distingue nettement populisme de droite et populisme de gauche. Toutefois, en y regardant de plus près, on s'aperçoit que les critères permettant de distinguer populisme de droite et populisme de gauche restent assez flous. Dans Construire un peuple, Chantal Mouffe dit bien que le populisme de gauche est « progressiste » parce qu'il entend « radicaliser la démocratie », contrairement au populisme de droite qui est « réactionnaire », mais on n'en saura pas beaucoup plus. Si l'on se réfère à un autre de ses ouvrages, Le paradoxe démocratique, on trouve bien trois axes qui permettent de définir ce que Chantal Mouffe nomme un « nouveau projet de gauche » : réduction du temps de travail, développement des activités sans but lucratif, revenu de base ; mais la question du contenu d'une politique de gauche reste traitée de manière assez allusive.

3/ Je terminerai mon exposé en formulant brièvement deux critiques qui me semblent pouvoir être adressées à la théorie de Chantal Mouffe. D'une part, la théorie de Chantal Mouffe s'oppose explicitement à toute approche rationaliste de la politique : en dernière instance, ce sont toujours les affects, les passions qui commandent à la formation des volontés collectives susceptibles de faire peuple. Dans L'illusion du consensus, elle affirme ainsi, à la suite de Freud, que les identités collectives se constituent à la suite d'un double investissement libidinal (la pulsion de vie ou Éros, et la pulsion de mort ou Thanatos, analysés notamment dans Le malaise dans la civilisation). C'est évidemment une manière de faire de la conflictualité sociale et politique une donnée anthropologique irréductible, qu'il faudrait tout simplement assumer. Mais la référence à la psychanalyse me semble en réalité poser davantage de problèmes qu'elle n'en résout. Si toute société est traversée par l'opposition – fût-elle agonistique – entre un nous et un eux, et que cette opposition est toujours construite à partir d'affects, on ne voit pas pourquoi certaines oppositions seraient plus pertinentes ou plus légitimes que d'autres. Pourquoi l'opposition entre bourgeoisie et prolétariat serait-elle plus légitime que l'opposition entre Français et étrangers ? Si on ne peut pas rendre raison, par une analyse sociologique ou économique, des fractures objectives qui traversent la société (par exemple la division en classes sociales dont les intérêts sont opposés), si toutes les oppositions ne sont que des constructions discursives, rien ne permet d'affirmer que certaines luttes sont légitimes tandis que d'autres ne le sont pas, ou pour parler dans les termes de Chantal Mouffe, rien ne permet de dire que le populisme de gauche est légitime tandis que le populisme de droite ne l'est pas. Il me semble que cette difficulté n'est pas sans lien avec le fait que Chantal Mouffe reste très allusive sur ce que pourrait être le contenu d'une politique progressiste. Dans Le paradoxe démocratique, elle affirme que « le versant épistémologique des Lumières [= le rationalisme] ne doit pas être considéré comme la précondition de son versant politique », à savoir le projet démocratique. Je crois pourtant que c'est le cas, sauf à considérer que le fait de préférer une politique de gauche à une politique de droite relève de l'arbitraire le plus complet.

La seconde critique que l'on peut adresser à la théorie de Chantal Mouffe est très étroitement liée à la première : elle porte sur son anti-universalisme. Puisqu'il n'existe pas d'intérêts objectifs des groupes en lutte, susceptibles d'être déterminés par une analyse rationnelle et scientifique de la structuration de la société, puisque les conflits ne sont qu'une donnée anthropologique irréductible, toute réconciliation apparaît impossible. Là encore, le marxisme constitue pour elle un repoussoir dans la mesure où le concept de « société sans classes » auquel est associé le communisme vient nommer cette réconciliation qu'elle juge impossible. Bien évidemment, l'ambition d'une « société sans classes » portée par le marxisme n'a jamais été synonyme d'une société d'où la conflictualité serait entièrement absente. La question posée par le marxisme est celle de la disparition d'une forme bien particulière de conflictualité : celle qui oppose classe dominante et classe dominée. De ce point de vue, le marxisme est bel et bien un universalisme puisqu'il affirme que le communisme sera profitable à l'ensemble de la société et pas simplement à une infime minorité. Pour Chantal Mouffe, en revanche, il faudrait cesser de penser que les propositions que l'on défend sont bonnes pour toute la société. Elle privilégie donc une approche clairement relativiste : d'après elle, il n'y a pas et il n'y aura jamais d'intérêt général, il n'y a pas et il n'y aura jamais de revendications susceptibles de recevoir l'assentiment de tous. De ce point de vue, je trouve symptomatique que dans Construire un peuple, elle reproche au mouvement Occupy d'utiliser le slogan « nous sommes les 99% » car elle considère qu'il ne reconnaît pas les divisions qui traversent nécessairement dans la société. Sur ce point, je crois qu'on peut être d'accord avec Inigo Errejon qui, quant à lui, le revendique en disant qu'il n'a pas tant une valeur statistique qu'une valeur performative parce qu'il interpelle une majorité très hétérogène pour l'unifier par opposition au 1% de super-riches.

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